Pierre Rousseau (1716-1785) par Georges Soubeille


PIERRE ROUSSEAU (1716-1785),L’ÉTONNANT PARCOURS D’UN GRAND JOURNALISTE TOULOUSAIN

Par M. Georges SOUBEILLE

Parler aujourd’hui de Pierre Rousseau, montrer ses talents, louer son œuvre, ce n’est pas seulement lui rendre hommage, c’est aussi lui rendre justice. Il avait de son vivant conquis, sinon la gloire, du moins la notoriété d’abord en composant des «tragédies» qui faisaient rire les Parisiens, puis en créant le Journal Encyclopédique, cette revue qui, diffusée en France et en Europe, per- mit à Diderot de mener à terme, malgré les obstacles, sa monumentale Encyclo- pédie. Le journal de Pierre Rousseau prospéra plus de 30 ans, mais en 1793, au milieu du fracas révolutionnaire, il sombra, avec le nom de son fondateur dans le silence de l’oubli ; même sa ville natale ne songea plus à célébrer celui qui, pourtant, avait le mieux incarné à Toulouse « l’esprit philosophique ». Le grand Rousseau, tirant la couverture à lui, ne laissa désormais que la portion congrue au « petit » Rousseau dont le talent ne pouvait, il est vrai, se comparer au génie de Jean-Jacques.

En deux siècles, la vie et l’œuvre de Pierre Rousseau n’inspirèrent, je crois, que deux études, mais de grande qualité. En 1854, le Dr Desbarreaux- Bernard fit devant notre Compagnie, dont il était le bibliothécaire, une passionnante communication, « Notice biographique de Pierre Rousseau de Toulouse», où il apporta une foule de précisions inédites sur un écrivain qu’il aimait et appréciait entre tous parce que, dit-il avec humour, « il a, à mes yeux, un mérite irrécusable, c’est d’être né à Toulouse » !

Cent ans plus tard parut à Paris un ouvrage, Une suite de l’Encyclopé- die, le Journal Encyclopédique, dont les deux auteurs, Gustave Charlier, de l’Académie royale de Belgique, et Roland Mortier, assistant à l’Université de Bruxelles, entendaient, en réhabilitant Pierre Rousseau, «combler une bien fâcheuse lacune de la recherche historique française ». Ouvrage d’au- tant plus précieux qu’il contient de nombreux extraits du Journal Encyclo- pédique, devenu introuvable aujourd’hui. Sans ces deux publications, faut-il l’avouer, il nous aurait été très difficile de rédiger la présente monographie…

Pierre Rousseau naquit à Toulouse le 19 août 1716, de Philippe Rousseau, nommé selon les registres « Maître ès arts, grammairien ou Maître d’école », ce dernier terme désignant clairement son métier de professeur, et d’Antoinette Gillis son épouse. Pierre était le 3ème d’une nichée de dix enfants, c’est ce que nous apprend le registre paroissial de la cathédrale, car c’est dans le capitou- lat de Saint-Etienne que résidait cette famille de la petite bourgeoisie, bien pensante et peu fortunée. Pierre fit ses études au collège des Jésuites où il réus- sit si bien que son père et ses maîtres le poussèrent vers la prêtrise ; il devint à 14 ans «élève tonsuré» et obtint bientôt une prébende dans un village proche de Toulouse, modeste revenu fort bien accueilli chez les Rousseau, où l’on tirait souvent le diable par la queue ! Mais Pierre ne se sentait pas attiré par l’état ecclésiastique, il laissa pousser ses cheveux et refusa de poursuivre le cheminement qu’on lui avait imposé. Son père alors, pour le punir, le mit en apprentissage chez un chirurgien, réputé, de ses amis.

Pierre, sans trop rechigner, se mit à pratiquer la petite chirurgie, comme la saignée ou l’ouverture au scalpel d’un abcès sans gravité, mais quand il lui fallut prendre la scie et se livrer à ce que son maître appelait «le grand éla-gage », l’amputation sans anesthésie d’un bras ou d’une jambe, sa sensibilité se révolta et il rendit son tablier. Un matin il dit adieu aux siens et à Toulouse ; avec ses maigres économies il prit la diligence de Paris et une semaine après se retrouva sur les bords de la Seine. Il n’avait pas 20 ans…

Parce qu’il était désargenté et doté d’un robuste appétit, il se mit aussi- tôt en quête d’un gagne-pain. Il connaissait l’orthographe et avait une belle écriture : il entra dans la basoche et se fit engager comme clerc chez un procureur, puis chez un notaire, chez un avocat enfin…

Mais Pierre Rousseau était d’humeur trop versatile et trop indépendant de caractère pour passer des heures à noircir du papier. Il trouvait son plaisir le soir dans les cabarets et les théâtres de la Capitale, en compagnie de ses amis basochiens. Sa bonne étoile lui fit rencontrer le directeur de l’opéra-comique, Charles Favart, qui l’invita chez lui et lui présenta sa femme, la belle Marie- Justine Duronceray, très célèbre actrice et cantatrice. Il devint vite le familier de ce couple prestigieux. A leur table, bien sûr, on ne parlait que de théâtre. Favart avait écrit plusieurs livrets d’opéra, pleins de gaieté et même de gau- driole où il réservait le beau rôle à son épouse. Il choisissait volontiers pour thème les amours villageoises, dans des pièces aux titres évocateurs, Bastien et Bastienne, Annette et Lubin, Ninette à la Cour… autant de pastorales chan- tées et mises en musique, fort applaudies par le public. Favart parodiait plai- samment des opéras anciens et les remettait à la mode. Acis et Galatée de Campistron connut ainsi une nouvelle jeunesse !

Pierre Rousseau n’était pas un profane en la matière. Il avait découvert et pratiqué le théâtre chez les Jésuites de Toulouse où, chaque année, à la distribution des prix, professeurs et élèves présentaient des pièces qu’ils avaient composées eux-mêmes, pièces dont les thèmes, tirés de l’Ancien Testament ou de l’Histoire romaine, étaient choisis dans un dessein d’édification religieuse. Des chœurs, des ballets, un orchestre agrémentaient ces opéras où les rôles féminins étaient tenus par des collégiens déguisés en femmes, ce qui ajoutait du piment au spectacle.

Fort de cette expérience et encouragé par le couple qui l’hébergeait, Pierre Rousseau décida de rompre avec le monde de la procédure et de la chicane et de se lancer dans l’art dramatique. En 1744, en collaboration avec Charles Favart, il compose une opérette, la Coquette sans le savoir, jouée à la foire St Germain et bien accueillie par un public populaire.

Trois ans après, la Comédie italienne, puis la Comédie française lui ouvrent leurs portes, il présente une comédie en vers, la Rivale servante et bientôt l’Année merveilleuse, une comédie extravagante écrite en vers libres, qui le rend célèbre et le classe définitivement parmi les grands comiques, catégorie « farce et bouffonnerie ».

L’Année merveilleuse nous fait vivre un événement extraordinaire… La Nature, par un de ses caprices, a brusquement métamorphosé les femmes en hommes et les hommes en femmes ! Tout est désorganisé, la famille, la société, l’armée… Des situations loufoques, scabreuses, se succèdent sur la scène, les femmes portent barbe et moustache, les hommes arborent une opulente poitrine, les enfants confondent père et mère, cousin et cousine. Dans la salle, on se tordait, on s’esclaffait, des spectatrices pouffaient, s’oubliaient à force de rire. Le travestissement est un des meilleurs fonde- ments du comique. Dans l’Année merveilleuse même les ouvreuses et les machinistes avaient changé d’habits et de sexe !

Pierre Rousseau, dès ses débuts à la foire St Germain, avait transplanté sur les scènes parisiennes le comique toulousain, voisin de la farce, un comique bruyant, caricatural, gesticulatoire, bien éloigné des finesses de la comédie de caractère, très proche des bouffonneries du Charivari et du Carnaval.

Celui qu’on appelait le « petit Gascon », sans doute à cause de sa taille, poussa très loin son art de faire rire. Rompant avec la solennité grandilo- quente des grands tragiques du siècle précédent, il créa un genre nouveau, la tragédie burlesque. Le meilleur exemple qu’on puisse en donner est la Mort de Bucéphale, tragi-comédie en 1 acte et en vers, jouée pour la première fois à Fontainebleau, devant la Cour. Dans cette pièce semi-historique, Pierre Rousseau mettait en scène dans le rôle principal Bucéphale, le plus célèbre cheval de l’Antiquité, puis Alexandre le Grand, l’empereur Darius et sa fille Statira, la fiancée d’Alexandre. Nous sommes en Perse dans le palais de Darius. L’atmosphère est lourde, un drame se prépare. Le fiancé manque de flamme, il retarde le mariage, visiblement il aime ailleurs et l’on découvre bientôt qu’il adore Bucéphale, le splendide cheval qu’il vient d’acquérir à prix d’or, cheval indomptable qu’il est seul capable de monter et qu’il ne quitte presque jamais.

Fiancée délaissée, la pauvre Statira pleure et se plaint à son père. Le public s’apitoie, mais bientôt sourit et même rit quand il découvre que la princesse est jalouse d’un cheval ! Apparaît alors un nouveau personnage, Aridée, le jeune frère d’Alexandre ; amoureux fou de Statira, il est prêt à tout pour la conquérir et lorsque, ivre de vengeance, elle lui demande de tuer Bucéphale, il accepte et fait manger à l’animal une botte de foin empoisonnée. L’assassin assiste dans l’écurie à l’agonie de sa victime quand, brusquement, le cheval se relève

Et puis d’un coup de pied lancé d’une main sûre Lui fait au diaphragme une large blessure

Aridée tombe, le public applaudit, car il a reconnu un pastiche de Racine, un emprunt au récit de Théramène, au dernier acte de Phèdre, quand Hippolyte, attaqué par le dragon envoyé par Neptune

Pousse au monstre et d’un dard lancé d’une main sûre Il lui fait dans le flanc une large blessure.

Les temps sont changés ; le flanc, mot noble qui désigne le ventre dans la tragédie classique, est remplacé par le diaphragme, terme d’anatomie appris autrefois par l’auteur quand il étudiait la chirurgie, mot cocasse, in- congru dans une tragédie. Alors que Racine distillait la pitié et l’horreur, Rousseau dans Bucéphale cherche avant tout à faire rire. En ce milieu du XVIIIe siècle les mœurs se sont éloignées du rigorisme de l’âge clas- sique. Dans la bourgeoisie parisienne est né un besoin d’irrespect et de liberté sans contrôle. Précédant et préparant le grand tournant de 1789, une petite révolution, pendant la Régence et sous le règne de Louis XV, a balayé le jansénisme puritain. Un public nouveau fréquentait le théâtre de la Foire pour y applaudir les vaudevilles où toutes les audaces étaient per- mises. Charles Favart fut le grand animateur de ce théâtre en liberté qui renaîtra à la Belle Epoque, avec Labiche et Feydeau.

Pierre Rousseau emboîta les pas de Favart, son protecteur et son modèle et fit jouer plusieurs comédies, comme le Berceau, l’Etourdi corrigé et l’Esprit du jour.

Il s’essaya même à un genre scabreux, le roman grivois, mis à la mode par Crébillon et par les Bijoux indiscrets de Diderot. Il publia en 1755 sous un pseudonyme le Faux pas, ou les Mémoires de la Baronne de X, faux pas si détaillé, si inconvenant qu’il faillit faire incarcérer Rousseau quelques mois à Vincennes. Le coup passa très près, la balle siffla à ses oreilles ; le Toulousain, prudemment, pour éviter tout nouveau faux pas, décida de changer de métier.

La conversion au journalisme

L’occasion se présenta quand un certain Antoine Boudet, directeur d’un journal parisien, eut besoin d’un rédacteur. Rousseau entra ainsi aux Affiches de Paris où, pour un salaire de 1500 livres, il était chargé de rédiger les annonces, de corriger les épreuves, de tenir la chro- nique des «chiens perdus», c’est-à-dire des faits-divers. Il réussit si bien qu’il devint bientôt rédacteur en chef et même ajouta à ces fonctions celle de correspondant littéraire à Paris de l’Electeur Palatin, Théodore de Neubourg, qui, très francisé, voulait être tenu au courant de l’actualité parisienne.

En cette année 1751, l’événement majeur fut la publication du Tome I de l’Encyclopédie, véritable coup de tonnerre retentissant à travers l’Europe. Rousseau informa aussitôt le comte de Neubourg, puis, très intéressé lui- même, entra en contact avec les auteurs et se lia d’amitié avec Diderot, Vol- taire, d’Alembert et autres «philosophes» de haute volée. Des affinités le rapprochaient de Diderot, maître d’œuvre de l’ouvrage. Presque du même âge, d’origine modeste, élevés chez les jésuites et l’un et l’autre destinés à la prêtrise, ils avaient suivi la même évolution vers ce qu’on appelait « les idées nouvelles», l’avènement de la raison, l’égalité, la réhabilitation du travail manuel. Diderot ne cachait pas à son ami les difficultés que rencontrait l’éla- boration de son énorme ouvrage : difficultés financières, contrôles de la cen- sure, opposition des dévots, colère de certains souscripteurs qui protestaient contre les retards de publication et les défectuosités du livre.

Qui de Diderot ou de Rousseau en eut d’abord l’idée ? Pour Desbarreaux- Bernard, c’est Rousseau qui le premier comprit que l’énorme machine mise en route avait besoin d’un escorteur, d’un journal léger et maniable, prompt à riposter en cas d’attaque, prêt à correspondre avec les lecteurs, capable de diffuser à moindre prix le message lancé par les philosophes. Ainsi naquit en 1756 le Journal Encyclopédique, dont le titre, un tantinet provocateur, résumait les ambitions : être un concentré de l’Encyclopédie et véhiculer les idées nouvelles.

Un lancement réussi

Restait à lui trouver un toit. La presse en France était soumise au système très strict de l’autorisation préalable. Tout écrit devait arborer la mention cum privilegio Regis. Dans le Mariage de Figaro, Beaumarchais évoque avec humour les contrôles tatillons auxquels étaient soumis les journalistes : « Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de 2 ou 3 censeurs ».

Après avoir songé à Mannheim, capitale de l’Electeur Palatin, Rousseau décida de s’installer à Liège en Belgique, ville francophone où s’imprimaient clandestinement de nombreux livres français. Le prévôt de la ville, le comte d’Horion ainsi que tous les Liégeois éclairés, accueillirent à bras ouverts le fondateur d’un périodique à l’avenir prometteur.

Rousseau diffusa d’abord un prospectus où il annonçait son programme et proclamait sa devise : «ne rechercher que la vérité, la justice, le bien général, en toute ingénuité», maître mot pris au sens latin de «noblesse d’âme et de sincérité ».

Seul propriétaire et rédacteur en chef du Journal Encyclopédique, aidé par les plumes de d’Alembert, de Chamfort, des jésuites Coster et Pascal, Rousseau publia un bimensuel de grande qualité qui, très vite, compta plus d’un millier d’abonnés. Mais bientôt la mort du comte d’Horion priva Rousseau de son puissant protecteur. Une cabale se dressa contre un pério- dique qui osait soutenir l’Encyclopédie, combattait la religion et propageait la philosophie des Lumières. La presse anti-philosophique fit campagne contre des journalistes qu’elle traitait «d’écrivaillons et de croupiers de l’Encyclopédie ». Fréron, le grand ennemi de Voltaire, publia dans son Année littéraire une épigramme peu aimable :

Trois auteurs que Rousseau l’on nomme Sont différents ; voici par où :
Rousseau de Paris fut grand homme, Rousseau de Genève est un fou, Rousseau de Toulouse un atome

Dans ce couplet au vinaigre, le premier cité, Jean-Baptiste Rousseau, médiocre versificateur parisien, n’est porté aux nues que pour mieux rabais- ser les deux autres. Jean-Jacques passait pour fou aux yeux de beaucoup de ses contemporains, tandis que, pour les besoins de la rime, le pauvre petit Gascon est « atomisé », défini comme un minuscule écrivain. Voltaire vengea Rousseau son ami dans une épigramme bien connue qui, selon cer- tains, contient une allusion très claire à la Wallonie :

L’autre jour au fond d’un vallon Un serpent piqua Jean Fréron. Que pensez-vous qu’il arriva ? Ce fut le serpent qui creva !

Harcelé de tous côtés, le Journal Encyclopédique perdit son privilège, puis fut publiquement lacéré et brûlé par le bourreau sur une place de Liège. Rousseau dut quitter la ville en 1760. Voltaire lui offrit l’hospitalité de sa propriété des « Délices » près de Genève, mais l’exilé, après avoir pensé à Bruxelles, préféra un asile plus proche de la France, le duché de Bouillon, près de Namur où il se transporta avec ses rédacteurs et son matériel. Le duc Charles de la Tour d’Auvergne lui fit bon accueil et lui accorda un privi- lège de 30 années. Dans ce refuge francophone et très francisé, Rousseau se maria et créa une imprimerie moderne, la « Société typographique de Bouillon », il engagea 60 ouvriers du livre, les logea avec leur famille dans un véri- table phalanstère. Pour renforcer la rédaction, il fit appel à des collaborateurs de grand talent, deux Toulousains, les frères Castilhon, le médecin allemand Frédéric Grundwald, le journaliste Jean-Louis Carra que lui avait recommandé Voltaire, l’ancien Jésuite Robinet, l’abbé Claude Yvon, qui avait rédigé l’article « Âme » dans l’Encyclopédie.

Avec leur concours et grâce à son énergie, Pierre Rousseau, en quelques années, transforma une modeste bourgade en un haut lieu de l’édition euro- péenne et en un centre intellectuel connu et respecté. Située aux confins de la France, de la Belgique, de l’Allemagne et du Luxembourg, la « Société typographique bouillonnaise» expédiait chaque jour la production de ses 12 presses d’imprimerie à travers l’Europe. Les courriers à cheval et la malle poste allaient livrer au loin le Journal Encyclopédique et un autre périodique fondé par Rousseau, le Journal de jurisprudence, que dirigeait le juriste toulousain Jean-Louis Castilhon, et aussi des livres imprimés sur place et une abondante correspondance. Le duché connut une étonnante prospérité, des écrivains français vinrent se faire éditer à Bouillon, Voltaire y fit imprimer ses romans et ses contes, Diderot trois volumes de mélanges et les suppléments de la grande Encyclopédie, Mirabeau y apporta un de ses premiers manuscrits.

Les raisons d’un incroyable succès

Voltaire, en 1760, dans la préface de l’Ecossaise proclama le périodique de Pierre Rousseau «le premier des 173 journaux qui paraissent tous les mois en Europe». Même en faisant la part d’une certaine exagération, il faut tenter de comprendre et de justifier le jugement d’excellence porté par Voltaire sur Rousseau et son journal.

L’habileté de Rousseau journaliste apparaît d’abord dans le choix du titre. En cette seconde moitié du XVIIIe siècle, les mots «Encyclo- pédie», «encyclopédiste»… connaissaient une vogue inouïe. L’œuvre de Diderot piétinait des préjugés séculaires, créait une dynamique nouvelle, entièrement tournée vers l’avenir. S’abonner au Journal Encyclopédique, le lire, c’était entrer dans la modernité.

Autre attrait pour les lecteurs, la présence de grandes signatures. Rousseau était entouré de collaborateurs de grand renom qui écrivaient aussi dans l’Encyclopédie, comme d’Alembert, Chamfort, Marmontel ou Voltaire. Ce dernier inondait la rédaction de lettres aussitôt publiées. Dans sa correspondance Voltaire, sans se gêner, s’en prenait férocement à ses adversaires habituels, Fréron, surnommé le frelon et Jean-Jacques Rousseau, traité de charlatan! Le journal s’enrichissait ainsi d’une nou- velle matière, la polémique que Pierre Rousseau pratiqua aussi avec talent contre la presse antiphilosophique, mais en restant modéré et plus poli dans ses attaques. Une seule fois, rendant compte des Rêveries du promeneur solitaire, il condamna avec violence Jean-Jacques Rousseau coupable d’avoir abandonné ses cinq enfants aux Enfants-Trouvés.

Quand il dirigeait les Affiches de Paris, Rousseau avait constaté que ses lecteurs s’intéressaient beaucoup aux faits-divers. Il introduisit donc dans le Journal Encyclopédique cette rubrique peu philosophique, en apparence du moins. Le numéro de juillet 1778, par exemple, raconte « un événement sin- gulier » survenu dans le village d’Yvoi en Sologne. Un matin le curé trouva dans son église en grand désordre le cadavre d’un voleur ; une épée était plantée dans sa poitrine et la statue de Saint Michel gisait près de lui. Le prêtre sonna le tocsin, les paroissiens accoururent ; tous crièrent au miracle, car visiblement Dieu, par l’intermédiaire de la statue, avait puni le brigand qui saccageait son église. Mais arriva alors le sacristain : il expliqua, un peu gêné, que, deux semaines auparavant, il avait en la nettoyant brisé l’épée en bois de la statue et, craignant une réprimande, l’avait remplacée par une vé- ritable épée qu’il possédait chez lui. Le cambrioleur, pour s’en emparer, avait fait tomber Saint Michel qui le transperça dans sa chute. Ce récit ne convain- quit point les paroissiens qui, depuis, prient avec ferveur la statue «miraculeuse ».

La même année (1778), Voltaire décéda à Paris, le 30 mai. Le Journal consacra 3 pages à la mort d’un écrivain qui l’avait toujours soutenu. Ecrit à chaud, cet article nécrologique bouscule un peu les biographies tradition- nelles et fait des révélations qu’on appellerait aujourd’hui « sensationnelles ». Prudemment le journaliste avait précisé en tête de la nécrologie : «Attentifs à recueillir tout ce qui peut concerner le grand homme, nous nous sommes procuré les détails suivants : ils sont exacts et partent d’une source très sûre ».

Après une longue agonie, Voltaire serait mort d’une overdose d’opium. L’auteur de l’article, daté du 15 juillet, raconte ensuite le désaccord des prêtres, l’inhumation provisoire dans l’abbaye de Selliers avant le transport à Ferney selon la volonté du défunt. Un conflit éclata à propos du cœur de Voltaire que le marquis de Villette, son ami, voulut conserver pour le dépo- ser sur ses terres, dans un superbe mausolée. Les neveux du philosophe s’y opposèrent en faisant valoir que ce cœur leur appartenait ainsi qu’à toute la Nation et qu’il convenait de le déposer dans un monument portant l’inscrip- tion « Son esprit est partout, mais son cœur n’est qu’ici ». En 1791, on le sait, les cendres du patriarche seront transférées au Panthéon.

Voltaire, de son vivant, n’avait pas été le seul correspondant du périodique. Ce que nous appelons aujourd’hui «courrier des lecteurs» y occupait une grande place et prouve l’étendue de l’aire de diffusion du Journal Encyclopé- dique. Quelques exemples suffiront à le montrer. Dans une lettre envoyée en 1771 d’Allemagne, une « société de littérateurs » proteste contre la traduction pleine de contresens de fables allemandes ironiquement comparées aux chefs d’œuvre de La Fontaine. De Saint-Pétersbourg, un député russe s’en prend vivement à l’Encyclopédie dont l’article «Knout» est outrageant pour la Russie (juillet 1773). Humilié par les vantardises des Français, un habitant de Vienne énumère toutes les inventions que l’on doit au génie allemand (1756). Un Picard déplore que le Journal malmène Jean-Jacques Rousseau et fasse la part trop belle à Voltaire dans ses colonnes (1767).

A ces abonnés mécontents, Pierre Rousseau répondait avec courtoisie, mais sans se départir de la fermeté qu’exigeait son rôle de garde du corps de l’Encyclopédie.

Retour aux sources

Quand il eut solidement et durablement implanté la société typogra- phique de Bouillon et assuré l’avenir du Journal Encyclopédique, il associa son beau-frère Charles de Weissenbruch à la gestion de l’entreprise. Ainsi Rousseau, en partie libéré et à la tête d’une confortable fortune, partagea sa vie entre le duché de Bouillon et de longs séjours à Paris où il avait acheté une résidence. Il fit plusieurs voyages à Toulouse. Il n’avait jamais oublié sa ville natale et rares étaient les numéros du journal où ne figurait pas au moins un article consacré à l’actualité toulousaine. Il avait appelé près de lui, nous l’avons vu, des compatriotes ; il envoyait régulièrement le Journal Encyclopédique aux trois académies toulousaines dont il publiait les comptes rendus. Il fut élu, le 30 août 1770, membre correspondant de l’Académie royale des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, en tant que « directeur de la Société typographique de Bouillon ».

Dans ses remerciements, il rendit hommage aux Lanternistes, «cette avant-garde des Lumières » et dit sa fierté d’être admis dans leurs rangs.

En regagnant la Capitale, il pensait à son premier voyage, 40 ans plus tôt, quand il partait à la conquête de la gloire et de la fortune. Maintenant il vivait à Paris dans l’opulence et roulait carrosse, son journal était connu en France et en Europe. Travailleur infatigable, homme au cœur pur, il avait le sentiment qu’il avait bien rempli sa vie.

Il mourut à Paris, le 6 novembre 1785, parmi les siens. Les Mémoires de Louis de Bachaumont commentent ainsi sa disparition. « M. Pierre Rousseau de Toulouse vient de succomber à de longues et cruelles souffrances. On ne sait encore à qui le Journal Encyclopédique sera confié. Outre la manufacture qui lui appartenait, cet homme de lettres travaillait depuis longtemps avec beau- coup de succès à cet ouvrage périodique né sous sa plume. Il paraît qu’il a très bien soutenu son rôle d’encyclopédiste et qu’il est mort philosophiquement ».

Conclusion

La nouvelle de la mort de Pierre Rousseau consterna les cercles cultivés de Toulouse et en premier lieu l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles Lettres. Pendant 15 ans, membre correspondant, il avait rarement assisté aux séances, mais avait été un absent très présent : les Académi- ciens, deux fois par mois, recevaient et lisaient le Journal Encyclopédique où figuraient les procès-verbaux de leurs séances.

Le 10 mai 1787, en hommage à Pierre Rousseau et au Journal Encyclo- pédique, Guillaume Delherm, fils d’un Capitoul, décida de fonder une loge maçonnique qui porterait le nom de « l’Encyclopédique » ; proche parente, par la pensée, de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles Lettres, elle était animée par le même idéal, favoriser le développement des arts, des métiers, des sciences et des techniques, tous générateurs du progrès hu- main. Mais l’une et l’autre travaillaient en vase clos ; pour toucher un public plus large et mieux diffuser ces idées, on créa la « Société encyclopédique », ouverte au plus grand nombre.

Pendant ce temps, survivant à son directeur-fondateur, le Journal Encyclopédique, dirigé par Charles de Weissenburg, continuait de paraître. Mais, comme un véritable séisme, la Révolution allait tout arrêter. L’Aca- démie royale de Toulouse fut supprimée par le décret de la Convention du 8 août 1793, la loge « l’Encyclopédique » suspendit se travaux le 6 mai 1792, le Journal Encyclopédique dut arrêter sa publication en 1793 : sa dispari- tion ne fut pas totale puisqu’il put fusionner avec une revue révolutionnaire, l’Esprit des Journaux.

Quand la grande tourmente prit fin, « l’Encyclopédique » reprit ses acti- vités le 20 décembre 1797, et notre Compagnie fut officiellement rétablie le 30 octobre 1807. Seul, le Journal Encyclopédique, qui avait sombré corps et biens avec l’Esprit des Journaux, ne revit jamais le jour et avec lui dis- parurent le souvenir et le nom même de Pierre Rousseau. Admiré par les Révolutionnaires, un autre Rousseau avait définitivement pris sa place, Jean-Jacques, le citoyen de Genève, l’ancêtre de l’écologie, le précurseur du communisme, réédité, étudié, commenté encore aujourd’hui (pour le 3ème centenaire de sa naissance, il est au programme de l’Agrégation des lettres). L’autre Rousseau, Pierre, citoyen de Toulouse, est tombé, même chez les siens, dans un profond oubli. On trouve, dispersées dans notre ville, des noms de rues qui commémorent des encyclopédistes, Diderot, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Turgot, d’Alembert, Montesquieu, Marmontel, mais aucune ne porte le nom de notre compatriote, lui qui, après avoir au Théâtre fait rire les Parisiens, se fit à travers l’Europe l’infatigable porte-drapeau des Lumières de son siècle.

Le Dr Desbarreaux-Bernard termina son long article en déplorant qu’au Capitole la Galerie des Illustres ne contienne pas le buste de Pierre Rousseau, mais son souhait ne fut pas entendu. Pourquoi aujourd’hui notre Compagnie ne proposerait-elle aux édiles toulousains que, dans un nouveau lotissement, une voie encore orpheline soit baptisée Rue Pierre Rousseau (1716 – 1785) Encyclopédiste.

Discussion de la communication de Monsieur Georges Soubeille

Interviennent : MM. François Bordes, Henri Cousse, Guy Franco, Pierre Lile, Jacques Tournet, Mmes Andrée Mansau, Anne-Catherine Welte.

 

 

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