Yves Le Pestipon : Culture et Culture Scientifique


CULTURE ET CULTURE SCIENTIFIQUE

                                           Par Yves Le Pestipon

Lorsque je suis entré à l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Toulouse, voici environ vingt ans, j’ai eu le plaisir de constater que s’y rencontraient, y échangeaient, s’y écoutaient, des gens qui se caractérisaient par une culture que l’on dit scientifique, d’autres qui se caractérisaient par une culture que l’on dit littéraire. Il y avait là des historiens, des chimistes, des astrophysiciens, des philosophes, des géographes, des linguistes, des mathématiciens, des ingénieurs, des juristes, des vétérinaires, des critiques littéraires. Voilà qui me semblait rare. Voilà qui me semblait désirable, et utile. Il y avait même là quelques cas merveilleux de gens à double, voire à triple culture. On pouvait y rencontrer des médecins historiens, des historiens passionnés d’histoire de la médecine, des chimistes philosophes, ou des chimistes pratiquant la peinture.

J’étais moi-même, depuis longtemps, un passionné de paléontologie, converti à la poésie, à la littérature, aux beaux-arts, par quelques poètes que j’ai rencontrés très jeune. Adolescent, j’étais le plus jeune membre de la société d’histoire naturelle de Nantes, tout en écoutant de la musique, et en composant des vers. Je suis devenu un spécialiste de La Fontaine, qui était au courant de toute la science de son temps qui avait des amis parmi de grands savants, des religieux, et qui troussait des vers galants, tout en écrivant aussi des fables à grande portée politique et morale. Il pratiquait assidument la lecture et l’imitation de Lucrèce, se trouvait ainsi au fait de quelques-unes des plus hautes leçons de la physique antique, tout en goûtant les vers d’un des meilleurs poètes que Rome ait engendrés. Il composa un étonnant poème sur le Quinquina, découverte alors nouvelle de la médecine, et se disait « Disciple de Lucrèce ».

Cette alliance travaillée entre les cultures fut aussi, plus tard, le fait de Voltaire. Hugo lui-même ne dédaigna pas du tout la science. Les plus grands artistes de la Renaissance étaient volontiers géomètres, géologues, souvent anatomistes, parfois médecins, comme Léonard, ou même comme Rabelais. Deux siècles plus tard, un Diderot, qui lança véritablement l’entreprise de l’Encyclopédie, faisait à la fois œuvre d’écrivain, et de vulgarisateur scientifique de très haut vol. Goethe théorisa sur la lumière et fit Faust.

La modernité récente en revanche, en France, n’a cessé de creuser l’écart entre culture scientifique, et ce que l’on appelle « culture ». Cela se voit à l’école. Pendant une très large part du vingtième siècle on sépara dans les lycées les « littéraires » et les « scientifiques ». Les écrivains, les peintres, les gens de théâtre, à quelques exceptions près, se caractérisent par une très faible connaissance de la science contemporaine, ou même des traditionnelles « sciences naturelles ». Seuls certains philosophes, comme Michel Serres, Gaston Bachelard ou actuellement Tristan Garcia, ont une connaissance pratique régulière des arts et des sciences.

Cette séparation, assez évidente, s’est accompagnée d’une hiérarchisation. Il est beaucoup plus admirable dans notre société d’être un artiste qu’un scientifique. Les adolescents rêvent massivement d’études théâtrales ou cinématographiques. Peu rêvent d’études de chimie, ou de mathématiques. Beaucoup se convainquent de faire du droit, mais s’enthousiasment peu pour la physique. Si l’on célèbre ici ou là quelques prix Nobel de chimie ou de physique, on parle partout bien davantage de ceux qu’on nome les créateurs. Les intermittents du spectacle intéressent davantage que les travailleurs des laboratoires. De manière assez frappante, le Ministère de la Culture n’a aucune direction de ce que l’on pourrait appeler la culture scientifique. Être ministre de la Culture, même si l’actuelle titulaire du poste est pharmacienne, c’est s’occuper du patrimoine architectural, du théâtre du cinéma, de la littérature, de la musique. C’est assez peu s’intéresser à faire croître la diffusion des connaissances en biologie, en astronomie ou en mathématiques…  De manière, significative lorsqu’eut lieu à Toulouse, pendant quelques années, un festival qui s‘appelait « La Novela », et qui avait pour heureuse ambition de faire connaître la science en ses développements récents, les artistes intervenants, nombreux, étaient payés, mais les scientifiques recevaient, pour la plupart, l’estime de la municipalité. J’ai eu les deux chapeaux, donc les deux traitements.

Cette séparation et cette hiérarchisation ont fini par installer un fonctionnement. On ne s’étonne pas que la plupart de nos élus, de nos responsables politiques manquent absolument de connaissances scientifiques, et que les fils ou les filles de médecins rêvent de plus en plus souvent de se consacrer au théâtre ou à la danse. France-Culture a beau présenter quelques émissions, fort bonnes, de culture scientifique, elle est essentiellement perçue comme une chaine qui parle des écrivains, du théâtre, du cinéma, ou de sciences humaines… Si La merveilleuse France Musique existe, il n’existe pas quelque chose comme France-Science. 

Parmi les effets de cette dichotomie, la réduction régulière des candidats aux études scientifiques, la faible conscience chez beaucoup de citoyens de la science contemporaine, la facilité considérable de diffusion des « fake news », une perte générale de confiance dans la parole des scientifiques, auxquels on préfère des artistes, des footballeurs, des résistants auto-proclamés.

Cela n’est pas vraiment nouveau, mais cela tend à s’aggraver, et la situation de notre pays et du monde tend à rendre ces phénomènes toujours plus inquiétants. C’est dangereux pour la démocratie qu’une large part des citoyens ignorent presque tout des savoirs qui déterminent leur mode de vie, par les techniques qu’ils impliquent. C’est très dangereux pour la paix, que la plupart des terriens ignorent les apports de la géologie, de l’archéologie, de l’astronomie, de la biologie, qui conduisent à porter un regard un peu décontracté sur les frontières et les identités. Il est utile d’avoir le sentiment de l’infini, que donnent régulièrement les sciences, pour tenter de penser ce qu’est qu’un homme, donc ce que « je » suis. Il est surtout capital de se confronter au travail régulier, difficile, toujours remis en question de la recherche, pour savoir vraiment que l’on sait peu, que le peu de savoir qu’on a suscite régulièrement de nouvelles questions, qu’il est utile de cultiver toujours en soi la question : « que sais-je » ?

Notre Académie, par le programme de ses conférences, a tenté depuis quelques années de croiser les réflexions sur l’homme, par les arts, l’histoire, la littérature, les sciences humaines, et les réflexions sur la nature, par la géologie, l’astronomie, la physique, la biologie… En tous les domaines, elle a essayé de proposer au public des savoirs validés par l’effort critique d’une communauté, qui débat objectivement. C’est utile. C’est cependant local, et ce n’est pas assez.

Certains de nos membres consacrent une large part de leur temps à des associations comme « Science animation », qui travaillent à faire connaître, en toutes sortes de domaines, les avancées réelles du savoir, et qui invitent à réfléchir sur leurs conséquences. D’autres multiplient les conférences en différents lieux, comme le quai des Savoirs, les musées, le Muséum, les librairies, pour favoriser cette nécessaire diffusion. L’un d’entre eux crée des documentaires scientifiques, qui emploient les moyens de l’art, pour rendre accessible à tous des connaissances complexes sur des sujets originaux, par exemple sur le Blob, ou l’esprit des plantes. Tout cela est utile. Ce n’est pas assez.

Notre Académie et nos membres peuvent plaider, en tous les lieux où ils ont accès, pour un développement de l’éducation scientifique à l’école, pour la multiplication des institutions et des festivals qui peuvent rendre attrayante cette culture scientifique, pour l’accès de personnes formées aux pratiques scientifiques à des responsabilités politiques. Notre Académie, en association avec le Rectorat, remet, chaque année, un prix à une équipe pédagogique innovante. En association avec le Quai des Savoirs, elle remet un prix annuel à une association qui travaille à la diffusion de la connaissance. 

Il est important que dans le débat actuel, sur les dangers qui pèsent sur la culture, en raison des effets terribles de l’épidémie de Covd sur nos sociétés, nous fassions entendre, que ce ne sont pas seulement les théâtres, les concerts les expositions, qui sont menacés et que la culture n’est pas seulement composée des lettres et des arts. Être cultivé aujourd’hui, ce devrait être, comme au temps des Lumières, avoir des clartés de tout, savoir aussi bien reconnaître un Raphaël qu’un gneiss, un lamellibranche qu’un texte de La Fontaine, et comprendre, au moins à grands traits, l’importance de la tectonique des plaques, des symphonies de Beethoven, de la structure cellulaire, de Dante, ou de Grothendieck…

Fermat qui écrivait d’excellents vers latins, était aussi un des plus grands mathématiciens de son temps. C’était un juriste, et il dirigeait apparemment bien ses affaires. Ce n’est pas sans raison que notre Académie inscrit le visage de cet homme sur les médailles qu’elle fait graver. C’est à la fois un acte de mémoire, et l’indication d’un projet : construire avec toute notre intelligence, en chaque individu, une culture active en tous domaines.