Le discours de Schiller 2020 (Christian DROSTEN)


Discours de Schiller 2020

Prononcé le 8 novembre 2020 à Marbach am Neckar (Deutsche Schiller-Gesellschaft) par le Professeur Christian Drosten, chef du service de virologie de l’Hôpital de la Charité, à Berlin.

Traduction de l’allemand par Madame Eliane Ruelle, ancienne professeure d’allemand au Lycée Pierre de Fermat à Toulouse, en collaboration avec Hugues Chap, directeur de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse.

Tous les ans, la société savante consacrée à l’œuvre de Schiller (« Deutsche Schiller Gesellshaft ») organise une conférence (« Le discours de Schiller ») donnée par une personnalité en vue, du monde politique, artistique, scientifique, littéraire… Ils ont invité cette année le Professeur Christian Drosten, directeur de l’Institut de Virologie de l’Hôpital de la Charité et professeur à l’Université Libre de Berlin. Codécouvreur du premier virus SARS-CoV1 en 2003, il s’est illustré cette année dans le développement précoce des tests PCR, donnant à l’Allemagne une position jugée comme exemplaire, comme en témoignent les chiffres de la pandémie outre-Rhin. La réflexion de cet éminent scientifique à la lumière de la pensée de Schiller et en prise avec les réalités sociales et politiques de la pandémie nous a paru intéressante à diffuser au-delà des pays germanophones. De plus, l’exercice littéraire et philosophique d’un scientifique de haut vol illustre assez bien l’esprit de l’Académie.

* Lien vers Deutsche Schiller Gesellschaft : https://www.dla-marbach.de/ueber-uns/marbacher-schillerreden/?Marbacher%20Schillerreden%20im%20%C3%9Cberblick=

* Lien vers vidéo : https://youtu.be/RnB7ijNmzrw

* Lien vers texte original :

https://www.dlamarbach.de/fileadmin/redaktion/Ueber_uns/Schillerrede/Schillerrede_Drosten_2020.pdf

Madame la Professeure Richter,

Madame la Ministre,

Chères Amies et chers Amis de Friedrich Schiller,

Mesdames et Messieurs,

Vous m’avez précisément invité, moi ─ un virologue ─ pour prononcer le discours traditionnel de l’anniversaire de Friedrich Schiller. A cette occasion, vous avez fait un choix vraiment inhabituel ─en tout cas un choix qui témoigne de votre ouverture et d’un réel goût du risque.

Derrière cette invitation, je décèle de la curiosité. La curiosité qui consiste à délaisser le terrain familier. Et la curiosité d’aborder quelque chose de nouveau, inconnu, voire peut-être pas très confortable. Je trouve cela attrayant, surtout parce que la curiosité, c’est exactement ce qui me motive, comme les autres chercheurs, depuis toujours.

Votre invitation a aussi éveillé ma propre curiosité. Finalement, elle m’a donné la possibilité de réfléchir à ma relation très personnelle à Schiller. Aussi, et justement pour cela, je voudrais aujourd’hui, en ce lieu, vous remercier chaleureusement, Mesdames et Messieurs, pour votre invitation.

De toute évidence, Schiller et moi avons un grand point commun : nous avons tous les deux étudié la médecine. En outre ─ même si c’était une motivation et une orientation différentes ─ nous avons laissé derrière nous la pratique médicale. Lui a été attiré par la littérature, moi par la recherche médicale.

En tant que chercheur focalisé sur la logique des sciences naturelles, ce qui me fascine, c’est de comprendre la nature et de pénétrer ses mécanismes et ses lois. Mon intérêt est orienté vers l’acquisition de connaissances scientifiques validées. J’ai envie, sur la base d’expériences, d’observations et d’études, d’arriver à des conclusions que chacun puisse vérifier. Dans mon travail, je ne poursuis aucun dessein politique. C’est pourquoi, d’un point de vue purement professionnel, ma relation à l’homme de lettres Friedrich Schiller est à première vue quelque peu distante.

En effet, il est juste fascinant pour un scientifique de pénétrer dans ce monde complètement différent et d’explorer de plus près le « Sturm und Drang »[1] de Schiller. Pour moi, il est clair que sur le terrain de la littérature et de la philosophie je peux facilement faire fausse route. C’est pourquoi je souhaiterais aujourd’hui me garder de deux choses : premièrement, je ne souhaite pas vous expliquer Friedrich Schiller. C’est ce qu’ont fait depuis longtemps des légions de littéraires et d’historiens, de façon détaillée et convaincante. Et deuxièmement, je ne souhaite pas m’approprier Friedrich Schiller ou l’atteler à mon char. Le respect que je porte au personnage historique de Schiller me l’interdit.

Mais j’aimerais bien m’expliquer avec lui. Sur la question centrale, à savoir ce que Schiller signifie pour moi et dans quelle mesure sa vie et son œuvre présentent aujourd’hui pour nous une pertinence, nous ne passerons pas à côté du leitmotiv de l’œuvre de Schiller : la liberté. Mais, de même, nous serons obligés de parler de la responsabilité car, pour moi, ces deux éléments se conditionnent mutuellement de façon élémentaire.

Mais permettez-moi de traiter un sujet après l’autre ─ et d’abord celui de la liberté, idée centrale autour de laquelle s’articulent la vie et l’œuvre de Schiller. Dans la majorité de ses œuvres, il montre comment on l’acquiert de haute lutte, on la sécurise, on la protège, mais aussi comment on peut la perdre à nouveau. Schiller est un combattant convaincu de la liberté. Son désir est de renforcer la capacité et la conscience de liberté de chaque individu et de la société en général. Il se qualifie lui-même de « Citoyen du monde, qui ne sert aucun prince ».

Considéré de ce point de vue, Schiller m’est particulièrement familier. Moi-aussi, en tant que chercheur et scientifique, je veux pouvoir travailler librement et de façon indépendante. Pour moi, toute autre façon de travailler ne serait tout simplement pas compatible avec les exigences fondamentales de la recherche scientifique. La connaissance scientifique ne doit pas dépendre, pour celui qui la révèle, de celui qui donne l’ordre de mission ou qui la finance. Elle a une valeur universelle et reste à la disposition de chacun. Ainsi, le chercheur est une sorte de citoyen du monde, au sens « schillérien » du terme, qui n’est au service d’aucun prince, mais uniquement de la science.

Il y a avant tout trois dimensions dans cette liberté, qui sont pour moi particulièrement importantes. C’est d’abord la liberté de la science elle-même. Je suis virologue avec une spécialisation dans le domaine des coronavirus. J’ai moi-même choisi ce sujet. J’ai toujours été fasciné par les virus, mais ces virus-là m’attirent particulièrement depuis de nombreuses années. Comment sont-ils formés ? D’où viennent-ils ? Comment se transmettent-ils, à quelle vitesse se propagent-ils et comment se modifient-ils en même temps ? J’approfondis ces questions de ma propre initiative avec une grande motivation depuis des années. Personne ne me donne de direction ou ne m’interdit de me poser certaines questions ou même de traiter certains sujets.

Friedrich Schiller a été obligé de conquérir cette liberté de haute lutte. Ce qu’il jetait sur le papier ne trouvait pas partout un écho favorable. Il y avait des princes régnants qui n’étaient pas d’accord avec ses points de vue. Il a été menacé d’interdiction d’écrire et contraint à l’exil. Mon amour de la liberté d’expression m’a touché moins durement. Au contraire : il fut récompensé et m’a conduit en définitive jusqu’à la Charité.

Pour moi, le deuxième élément important de la liberté concerne la méthode, avec laquelle j’acquiers la connaissance scientifique. Ce processus opère partout dans le monde d’après des règles établies et les mêmes normes exigeantes. Ma liberté consiste à ce que personne ne peut me forcer à déroger à ces normes ─ par exemple en m’indiquant comment je dois aborder tel ou tel sujet, planifier mes expériences ou exploiter mes études. Les règles et les directives de la recherche scientifique ont une valeur universelle. Je suis contraint de façon exclusive par les faits ─ l’expérience scientifique, mes observations et mes conclusions. Ce qui compte, c’est ma propre compréhension, l’échange collégial, la lutte permanente pour le progrès de la connaissance. En même temps, je dois me soumettre à tout moment à un rude débat scientifique concernant mon travail. Cette façon de travailler me rend, en tant que chercheur, indépendant des attentes possibles et des intérêts des tiers.

Pour le rationaliste éclairé qu’est Friedrich Schiller ─ et là je reconnais un autre trait commun ─ la liberté signifie, se servir de son propre jugement. Il n’était très certainement pas homme à flatter ou à s’approprier les idées d’un tiers. Il s’était donné comme mission de trouver des réponses authentiques, personnelles, aux questions qui l’agitaient. La liberté de penser était pour lui un défi plein de volupté et un engagement. Pour cela il était personnellement prêt à affronter les plus rudes épreuves, de fuir et de tout recommencer depuis le début.

Finalement et troisièmement, je jouis de la liberté de pouvoir partager avec d’autres, sans entrave, les résultats de ma recherche. Cette possibilité est un composant élémentaire de la science. Ce n’est que lorsque les connaissances sont partagées, discutées et vérifiées, secondairement réfutées ou développées que nous avançons dans la recherche. Pour que la société puisse en profiter, il est également important que nous, les chercheurs, communiquions nos résultats de façon compréhensible et transparente.

Pour moi, cet aspect a été particulièrement important ces derniers mois. Et le restera probablement. Dans la pandémie, comme beaucoup d’autres scientifiques, je me vois dans le devoir d’informer et de donner des orientations. Mieux nous comprendrons tous le virus et la pandémie, plus tôt nous pourrons prendre, sous notre propre responsabilité, les bonnes décisions concernant notre comportement. Comment stopper cette propagation fulgurante ? Comment ne pas surcharger notre système de santé ? Comment éviter les contaminations et les aggravations évoluant jusqu’à la mort ?

Justement parce que cela dépend de notre attitude, nous avons besoin d’informations fiables. La pandémie n’est pas une fatalité. Nous déterminons nous-mêmes à travers notre comportement si la situation empire ou s’améliore. Chacun de nous apporte ─ d’une manière ou d’une autre ─ sa contribution personnelle. De ce fait, l’information scientifique du public est pour moi une stratégie aussi importante, dans la lutte contre le virus, que le développement d’un médicament ou d’un vaccin.

De ce fait, nous voici arrivés au deuxième point central que je vais développer aujourd’hui : la question du lien entre responsabilité et liberté. Qu’allons-nous faire de cette liberté qui nous est si chère ? Qu’en déduisons-nous pour notre relation avec les autres et la société tout entière ?

Par la réponse à ces questions, Schiller m’apparaît revêtir une actualité particulière. Pour lui, il était clair que la liberté individuelle ne peut réussir en restant déconnectée de la société. Schiller était prêt à concéder la liberté même à ses semblables. Pour que la liberté de tous voie le jour et soit sauvegardée, il est d’autre part nécessaire que les individus s’engagent les uns envers les autres et assurent une responsabilité partagée. Mieux ça marche, moins on a besoin d’interventions « d’en haut ».

La pandémie a montré combien ce principe est pertinent encore aujourd’hui. Plus j’ai un comportement responsable en tant qu’individu et de mon plein gré, moins je donne à l’Etat l’occasion d’intervenir dans la vie de la société. Plus j’agis de façon irréfléchie et égoïste, plus l’Etat s’empresse de restreindre ma liberté, pour protéger efficacement la communauté ainsi que le bien-être de tous.

Mais que signifie un comportement « responsable » ? Est-ce qu’il suffit ─ d’après Schiller ─ de renvoyer les individus à leur libre arbitre, pour qu’ils fassent, au cours de la pandémie, ce qui est juste et raisonnable uniquement par pure inclinaison et sans contrainte extérieure ? Est-ce qu’ils participeront de leur plein gré ? Ou bien avons-nous besoin ─ d’après Emmanuel Kant ─ d’une incitation au devoir et à la responsabilité ? Une sorte d’impératif pandémique : « Agis toujours en période de pandémie comme si tu avais été testé positif et comme si ton interlocuteur appartenait à un groupe à risque ».

Je comprends ma mission de scientifique de la façon suivante : avec des informations et des connaissances, je mets les individus en situation de résoudre eux-mêmes cette question. Mon rôle et ma contribution consistent à expliquer les méthodes de ma spécialité, à mettre en évidence les limites des études scientifiques, à faire le tri entre fait et fiction. Et naturellement, je me sens obligé d’intervenir pour corriger et désigner une fois de plus par son nom un non-sens pur et simple. De ce fait, je dois traduire la langue de la science en images claires, mais toujours exactes, et en analogies accessibles à tous.

Si vous vous prêtez aujourd’hui en tant que scientifique à cette expérience, vous êtes pris immédiatement dans un large débat public sur la pandémie du coronavirus. Pour quelqu’un de familier avec les faits et les connaissances fiables, il s’agit, disons-le, d’une expérience intéressante et instructive. Vous constatez par exemple, que vos contributions vont donner lieu à un débat acharné. Les résultats scientifiques ne sont pas disséqués ici de façon neutre et froide comme dans le monde des spécialistes. Ils sont discutés en fonction de leurs répercussions politiques, sociales et personnelles, et ils sont évalués dans un contexte émotionnel. Tout cela se déroule 24 h sur 24 à haute température dans le programme d’essorage des réseaux sociaux.

Dans ces conditions spéciales, il est particulièrement important, pour un scientifique, de rester authentique, cramponné à soi-même et à son bagage méthodologique, et « de ne servir aucun prince ». Je suis un virologue et un scientifique. Je ne suis pas un politique. Aucune élection ne m’a donné la légitimité de prendre des décisions politiques. Je communique les faits et ainsi contribue à les classer. Ni plus ni moins.

En ce qui concerne le coronavirus, mon job incontournable de scientifique est de communiquer des vérités désagréables. Je ne peux pas faire disparaître le virus. Il est là. Il attend l’occasion, et il l’utilisera si nous ne nous interposons pas. Il ne négocie pas et ne fait aucun compromis. Nous, virologues, avons la mission de faire entendre sans cesse au public la vérité établie à partir de connaissances scientifiques. Il relève de la responsabilité du scientifique de dessiner un tableau réaliste et non celui qui est souhaité.

En même temps, les connaissances scientifiques que nous avons démontrées nous indiquent aussi la voie à suivre pour venir à bout de cet adversaire qui ne fait aucun compromis. Et cette voie est praticable : nous devons prendre notre responsabilité, au sens de Schiller, pour nous et pour les autres. Cela veut dire concrètement que nous respections les règles de distanciation et que nous limitions le plus possible nos déplacements et nos contacts.

Ceci est pour nous très dur et, de ce fait, induit presque inévitablement une certaine résistance. Vivre avec cela n’est jamais simple. Le réflexe naturel serait l’esquive. C’est exactement ce que nous, scientifiques, n’avons pas le droit de faire. Ici aussi, Schiller peut nous servir d’exemple. Nous devons rester fidèles à nos convictions et nous n’avons pas le droit de capituler. Ce n’est finalement pas à notre liberté de scientifique, dont découle le devoir, de remplir cette mission.

Et il est remarquable que de plus en plus de chercheurs adoptent la même attitude. Ils s’impliquent et assument leur responsabilité dans cette situation socialement et politiquement difficile. Je suis ravi que beaucoup de virologues, épidémiologistes, cliniciens et psychologues apportent une contribution précieuse pour rendre les discussions objectives, pour élever la qualité des débats et hiérarchiser l’état actuel de connaissances scientifiques en pleine évolution.

Cette hiérarchisation n’est pas seulement exigeante du fait des contingences extérieures. On a vu surgir deux problèmes fondamentaux, auxquels on doit faire continuellement allusion : l’un provient des particularités du développement de la pandémie et le second de la compréhension limitée qu’a le grand public du processus d’acquisition des connaissances scientifiques.

Laissez-moi aborder le développement de la pandémie : il est toujours difficile pour nous, scientifiques, de faire comprendre la dimension des défis qui lui sont liés. La raison en est très simple : l’intuition humaine et l’expérience. Qu’il s’agisse de l’âge, du salaire ou de la famille, nous sommes habitués à des évolutions linéaires. Toutefois les épidémies ne veulent pas s’en tenir à cette régularité présumée. Les virus ont le potentiel de se multiplier de façon exponentielle. Si les humains n’en sont pas conscients, leur réaction est d’être surpris ou même dépassés quand le nombre de cas augmente fortement ou même explose.

Précisément du côté des politiques, il est important de comprendre ce contexte. Finalement, les politiciens doivent prendre en temps voulu des mesures qui doivent empêcher une croissance exponentielle et incontrôlable. Toutefois, il faut que la compréhension de la situation soit la plus large possible, sinon la politique perd inexorablement la confiance et l’adhésion.

Actuellement, les mesures de restriction arrêtées par les politiciens sont trop souvent jugées sur la base du statu quo. Seule une partie de la société tient compte du potentiel de développement exponentiel du virus. Par conséquent, les mesures ne sont que trop souvent dénoncées comme excessives ou trop précoces. En ce moment, on a le sentiment que l’infection est moins menaçante. Par conséquent, beaucoup d’individus sont sceptiques vis-à-vis de nouvelles mesures de restriction. Il est encore plus difficile d’évaluer rétrospectivement les mesures de prévention, ainsi que d’identifier ce qui ne s’est pas produit, parce que cela a pu être évité au prix de sévères restrictions. Ce « paradoxe de la prévention » est un énorme défi, que nous ne pouvons relever qu’avec une communication proactive et une information basée sur la science.

Un autre défi résulte de la compréhension limitée, au sein du public, de la logique de l’acquisition des connaissances scientifiques. La voie qui y mène peut être comparée à une expédition dans l’inconnu, comportant des erreurs et des échecs. Des théories et des hypothèses originelles peuvent se révéler fausses et en même temps générer d’importantes et nouvelles impulsions. Pour ceux qui n’y sont pas accoutumés, ceci est parfois difficile à suivre, en particulier quand ils espèrent ─ comme maintenant dans la pandémie ─ des informations valides, sur lesquelles ils pourront orienter leurs actions.

Pour les décideurs politiques, notre activité scientifique est une chose carrément insupportable. L’action politique suit en effet une logique. Son but est de créer des réglementations portant si possible sur le long terme. Tout changement de cap est stigmatisé par les opposants politiques qui y voient le signe de l’échec d’une politique. Et ce fut malheureusement le cas pour le combat contre la pandémie. Que des décideurs politiques aient été continuellement obligés d’améliorer ou de corriger les mesures prises sur la base de nouvelles connaissances scientifiques ─ pensez seulement à la protection de la bouche et du nez ─ n’a pas trouvé partout un écho positif.

Ce faisant, de tels changements de cap étaient prévisibles et évidents. Que la politique les aient mis en œuvre plaide clairement en sa faveur. Finalement, ces mesures reposaient sur les connaissances nouvelles du moment, étaient mises à jour par la recherche sur le virus. Et il y en a eu un nombre considérable en un temps restreint.

Grâce à un intense travail de recherche, nous savons aujourd’hui beaucoup de choses sur le virus. Nous savons mesurer la létalité et la variabilité du risque en fonction de l’âge. Nous comprenons de mieux en mieux l’émergence de la maladie et l’immunité et nous avons fait aussi d’énormes progrès sur les possibilités de tests et le mode de propagation. Au début, on ne se serait pas attendu à toutes ces connaissances, quelques-unes sont encore contestées et sont mises à l’épreuve dans des études en cours. S’il apparaît quelque chose de nouveau, on doit adapter son évaluation. Ainsi en va-t-il de la science.

Et précisément nous ─ scientifiques responsables ─ devons expliquer activement ce processus de développement aux politiques et à la société si nous voulons qu’ils nous accordent leur confiance et leur soutien. Précisément, cela me pousse à améliorer ma communication. Je souhaite que tout le monde soit informé. Le recours à ces informations met chacun de nous en situation de participer activement à la discussion sur ce qui est à tout moment nécessaire et obligatoire et ainsi de s’engager dans le combat contre la pandémie. La possibilité de cette participation assurera, espérons-le, une large acceptation au sein de la société.

Dans la pandémie comme dans les grands défis globaux de notre temps, une chose prend toute sa valeur : si nous voulons conserver notre liberté et notre bien -être, nous devons faire l’effort de mobiliser toute la société. Nous devons aussi préparer le grand public à des situations complexes et l’informer correctement. Précisément, en tant que scientifiques, nous avons un rôle socialement important, dans lequel personne ne peut prendre notre place. Cela veut dire de façon explicite que nous introduisions nos connaissances dans les débats publics en cours et que nous les soutenions avec clarté, objectivité et sans parti pris.

En même temps, nous n’avons pas le droit de rester les bras croisés lorsque des faits sont ignorés, faussés ou tronqués. Quand la science est politisée, instrumentalisée ou violée dans ses normes, nous devons prendre position en nous appuyant sur des faits vérifiables.

Et en tout cas, ceci ne vaut pas que pour la recherche en infectiologie au cours d’une pandémie. Cela vaut pour tous les domaines scientifiques qui se consacrent à des problèmes urgents nécessitant la prise de décision sous une forte pression, du fait de leurs conséquences considérables. C’est par exemple le cas de la recherche sur le climat, qui s’occupe d’un autre processus sournois d’ampleur universelle.

Pour garder la science libre, une communication responsable s’impose comme une obligation vis-à-vis de la société. C’est le devoir, qui émane de la liberté, auquel Friedrich Schiller nous rappelle à l’occasion de son anniversaire.

Pour terminer mon discours, laissez-moi une fois de plus revenir sur Friedrich Schiller, parce qu’il a encore une remarque toute prête pour nous, scientifiques, et pour notre travail. Cela concerne la façon dont nous élevons la voix et l’attitude avec laquelle nous apportons notre contribution. Ce n’est pas anodin, car, oui « c’est le ton qui fait la chanson ».

Dans les xénies, Schiller s’élève, dans une sorte de poème satirique, contre la rigueur morale et le sentiment de devoir exacerbé d’un Emmanuel Kant.

C’est-à-dire :

« J’ai servi volontiers mes amis, mais je le fis, hélas, par sympathie. Et ça me ronge de ne pas être vertueux. Alors un seul conseil : tu dois essayer de les mépriser, tu pourras faire alors avec répugnance ce que te dicte le devoir ».

J’interprète ainsi ces vers quelque peu inextricables : chacun de nous est invité à agir pas uniquement par devoir et par sens des responsabilités. L’envie et le plaisir en font partie de façon inséparable. Et aussi, lorsque Kant nous rappelle que l’homme doit obéir à sa raison et pas seulement à son plaisir : il en a tout-à-fait le droit. Le plaisir que procure la connaissance peut aussi stimuler notre comportement responsable dans la situation actuelle. Partant de là, je suis sûr d’une chose : Schiller porterait un masque.

Avec cette thèse, permettez-moi d’en rester là.

Gardez votre liberté de penser et la joie qu’elle procure.

Montrez-vous responsables.

Et avant tout : restez en bonne santé.

Je vous remercie.


[1] Sturm und Drang (litt. « Tempête et Passion ») est un mouvement à la fois politique et littéraire allemand de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il correspond à une phase de radicalisation dans la longue période des Lumières (Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Sturm_und_Drang). Note des traducteurs.