CONFINEMENT ET RECHERCHE (Yves Le Pestipon)


Le temps du confinement est plutôt heureux pour la recherche, du moins pour une part de la recherche en Sciences humaines : pas besoin d’ordinateurs sophistiqués, de grands laboratoires. Inutile d’examiner des cohortes de patients, ou de pointer d’énormes télescopes ou des microscopes électroniques à balayage… Beaucoup de chercheurs en Sciences humaines peuvent durablement travailler avec quelques centaines de livres, un ordinateur commun, et une connexion Internet. Seul le mathématicien agit avec un dépouillement plus grand. Des feuilles de papier et des crayons, suffisaient à Grothendieck, jusqu’aux approches de sa mort, tout seul, pour faire encore des mathématiques. 

La solitude favorise la recherche. Certes, il lui faut des colloques. Il est important de rencontrer des équipes, mais les chercheurs savent le temps perdu dans les mondanités universitaires et les parasitages qu’amènent les rencontres, surtout aimables, avec les collègues. Pour emprunter vraiment les chemins de la découverte, il est nécessaire d’affronter la solitude. Il n’y a pas de pensée vraiment inventive qui ne procède d’une expérience de soi à soi, vécue dans le retrait. Les échanges, nécessaires, puisqu’il n’y a pas de recherche effective sans communauté de chercheurs, doivent se vivre avec la solitude.   

Descartes, s’il a beaucoup connu les hommes et voyagé, a su vivre dans son « poële ». Jean-Jacques Rousseau ne s’est pas contenté de rêver dans ses promenades solitaires. Il a pensé. Galilée, Newton, ou Darwin, ont su arracher de longs moments à la mondanité. 

Le chercheur est volontiers ermite, au risque de tant aimer la vie érémitique qu’il peut devenir fou et mauvais chercheur, car il n’y a pas de recherche scientifique sans critique, donc sans rencontres, débats, procédures de validation, conflits intellectuels. Le scientifique n’est jamais le premier à chercher. Il n’est jamais le dernier. Même les plus vieilles questions sont un jour repensées, intégrées par exemple dans des constructions théoriques plus vastes, ou revisitées avec des moyens techniques nouveaux, qui permettent des solutions et des interrogations renouvelées, et il n’y a pas de terres strictement vierges pour la recherche scientifique. Le chercheur, même dans un domaine peu exploré, doit toujours être un peu l’archéologue du territoire où il s’aventure, et repérer de vieilles traces de ses prédécesseurs. Une bibliographie, parfois immense, précède souvent les nouveaux pas. 

Cela est particulièrement vrai dans le pays des Sciences humaines, et singulièrement dans la recherche littéraire dont je m’occupe. Mon auteur favori – Jean de La Fontaine – n’est pas un nouvel objet. On écrit sur lui depuis des siècles. Les Universités ont publié des centaines de milliers de pages sur ses Fables. Pourtant on a parfois le sentiment, malgré la communauté internationale des lafontainiens, que presque tout reste à faire. L’œuvre, transparente apparemment, se dérobe. On peut par exemple débattre encore des principes de la composition des livres de Fables, y compris des plus connus. De nouvelles méthodes s’inventent. De nouvelles interrogations surgissent. Aucun grand illuminateur, ne nous révèle, en ce domaine, depuis le début des temps et pour l’éternité, la vérité. Chaque chercheur savant, seul dans la lecture des textes, mais en lien avec la communauté des autres lafontainiens, peut opérer des avancées, les soumettre, essayer de partager avec ses collègues et l’humanité la joie d’avoir trouvé quelque piste nouvelle.

Ce n’est pas de critique lafontainienne, que je voudrais ici parler mais d’une recherche sur un homme, qui aurait pu rencontrer La Fontaine, et lire ses Fables, mais qu’on peut difficilement appeler un écrivain, bien qu’il ait spectaculairement écrit. Je mène sur lui des recherches depuis quelques années, mais la vie mondaine, les colloques, les travaux académiques, les promenades, les conférences, les livres et les articles divers ont retardé l’avancée.  

Le confinement est presque une chance pour ma recherche. 

La partie la plus fameuse de la grotte de Niaux est le « Salon noir ». On y voit, loin de l’entrée, de magnifiques peintures préhistoriques, datées du magdalénien soit d’environ 14000 ans. Ces œuvres ont été déclarées préhistoriques au début du XXᵉ siècle, par Émile Cartailhac et quelques autres. Depuis, on les étudie, on les photographie, on compose à leurs propos des livres, on les compare à d’autres découvertes plus anciennes ou plus récentes, du monde entier. Tous les ans, des milliers des visiteurs les admirent. Niaux est un haut lieu de la Préhistoire mondiale. 

On a beaucoup moins étudié la présence d’une signature, datant de 1660, laissée dans le « Salon noir » par un certain Ruben de La Vialle. Jean-Noël Lamiable, qui fut longtemps guide de la grotte, a dénombré dix-sept signatures de cet individu sous divers noms dans l’ensemble de la cavité, et il a établi qu’il a visité la grotte avec au moins trois compagnons, qui ont laissé ici ou là leurs signatures. Lamiable a apporté quelques éléments sur Antoine Ruben de LaviaIle, né vers 1636 à Eymoutiers, et mort dans cette même petite ville en 1706. Il fut un court moment avocat au Parlement de Toulouse, puis juge-châtelain à Eymoutiers. Il se maria, eut quelques enfants. Il appartenait à une famille de notables bien implantés, les Ruben, qui possédaient des domaines comme Lavialle et Lombre. Sa signature de jeune homme s’intégrait dans un ensemble plus vaste de signatures laissées à Niaux et dans des grottes voisines, dont celles de Lombrives de la fin de La Renaissance à la première moitié du XVIIIᵉ siècle. Ces signatures témoignent d‘un tourisme qu’on peut dire spéléologique.   

Une question m’intéressa dès que je vis le Salon noir, voici une dizaine d’années. Que pouvait voir vu, senti, compris des peintures que nous disons magdaléniennes, cet Antoine Ruben de la ViaIle ? La question elle-même en impliquait d’autres, plus ou moins fondamentales : qui était ce Ruben de La Vialle ? pourquoi et comment était-il venu à Niaux ? qu’est-ce qu’une œuvre d’art, puisque en 1660 personne ne pouvait voir de l’art dans les bisons du « Salon noir » ? En quoi peut-on dire que les peintures du magdalénien sont des œuvres d’art ? La signature n’est-elle pas une œuvre d’art ? Ne peut-on pas la rapprocher de travaux d’artistes contemporains ? Mais alors qu’est-ce que l’art ? Et comment pensons-nous, nous qui savons ce que ne savait pas Ruben de La ViaIle, le rapport entre les peintures et sa signature ? 

L’année 1660 était une année qui m’intéressait. Louis XIV passe par Toulouse en 1659 et en 1660 pour se rendre à Saint-Jean-de-Luz épouser l’Infante d’Espagne. Ce mariage et le Traité des Pyrénées, marquent le début de son règne, au moment où mon auteur favori – La Fontaine – travaillait pour le Surintendant Fouquet, dont la gloire s’effondra peu après ce mariage. De plus, le 21 juin 1660, eut lieu un des événements les plus intéressants de cette époque : le tremblement de terre des Pyrénées. Ce phénomène violent fut ressenti jusqu’à Saint-Maixent, et le jeune marié Louis XIV fut secoué, alors qu’il s’approchait de Bordeaux. La Princesse de Montpensier raconte l’histoire dans ses Mémoires, et des contemporains divers témoignent de la force et des effets du séisme. Jean-Luc Laffont, membre de l’Académie des Sciences et Belles Lettres de Toulouse, a étudié cette documentation, exceptionnelle pour une catastrophe naturelle ancienne.

Passionné d’histoire, de géologie, d‘histoire de l’art, et assez bon connaisseur de la littérature du milieu du XVIIᵉ siècle, la signature de Ruben de la Vialle m’interpella. Cette ligne d’écriture, dans une grotte, parmi des peintres préhistoriques, était un objet transitionnel, vraiment fascinant, parce qu’il réunissait, presque sur un point, des champs disciplinaires très divers. Il y avait un peu de tout dans presque rien. 

Je fis quelques recherches. Je confirmais rapidement ce qu’avait trouvé Jean-Noël Lamiable. Je réussis de plus à lire le double diplôme de doctorat, en droit civil et en droit canon, daté de novembre 1660, d’Antoine Ruben de La ViaIle, étudiant à l’Université de Toulouse. Je parvins à débusquer, à Toulouse, chez un collectionneur, un ex-libris de la main de cet homme sur un magnifique livre de théologie. Je pus lire le journal qu’écrivit autour de 1660 Pierre Ruben, membre de la famille de mon signataire. Cela me permit de comprendre le rang, les ambitions, et un peu du quotidien de cette famille. Je découvris que deux des oncles d’Antoine étaient des prédicateurs renommés, qu’une de ses tantes avait joué un rôle important chez les Ursulines en Limousin, que tous ces gens se trouvaient liés à des personnages de l’Église en temps de la Contre-Réforme… Je publiais un article exploratoire dans la Revue des Toulousains de Toulouse, ce qui me permit d’obtenir quelques faits nouveaux. Je me mis surtout à écrire le journal de mes recherches, où j’inscrivais les éléments que je récoltais, les méthodes qui me les avaient fait obtenir, et les réflexions esthétiques, historiques, philosophiques que ce travail occasionnait. J’envisageais de publier un livre, qui ne serait pas un exposé professoral sur Antoine Ruben de La Vialle, mais un texte de recherche, où le chercheur lui-même s’impliquerait. Je n’avais pas envie de tracer le portrait savant de ce petit hobereau du milieu du XVIIᵉ siècle sans m’impliquer dans le portrait. Je voulais agir un peu à la manière de ce que fit Vélasquez, qui mourut en août 1660, dans Les Ménines

Le confinement me procura du temps pour écrire et faire des nouvelles recherches. 

Écrire, puis éventuellement publier, exige un temps considérable. L’écriture critique n’est pas une écriture de premier jet. On n’y déverse pas ses fantasmes. Il faut vérifier ses sources, travailler sa langue de manière à la rendre précise, claire, élégante mais sans ambiguïtés. Cela suppose de souvent écrire contre soi, contre son tempérament, en explicitant ce sur quoi l’on désirerait passer vite. Certes je ne prétends pas en cette affaire, écrire une thèse, mais je voulais que fussent respectées les exigences de l’écriture savante, qui sont l’exactitude contrôlable, la précision, la clarté. Cela demande beaucoup de temps. Rien de mieux, de ce point de vue, que le confinement. Là où les tentations sont multiples pour qui rédige un article savant, l’obligation de rester chez soi, au milieu de sa bibliothèque, devant sa table de travail, et l’exigence de ne pas virer fou par absorption continue de mauvaises nouvelles, rend l’écriture hygiénique et possible. On peut écrire. On doit écrire. C’est excellent pour la santé mentale, et nul n’entre chez moi pour me tenter comme le Diable. 

Mon bureau et ma bibliothèque sont équipés d’un ordinateur connecté à internet. Depuis quelques années, les recherches que je mène passent par des vagabondages sur la toile, et elles finissent souvent par une publication, première ou seconde, sur quelque site savant. L’accès aux bibliothèques et aux archives est devenu récemment une source d’émerveillement et de connaissance. Lorsque je rédigeais ma thèse, voici une large trentaine d’années la moindre question m’amenait dans des bibliothèques, parfois lointaines. Devant mon chat qui dort, je lis désormais quantités de livres, de thèses, d’articles, dont j’aurais ignoré l’existence, si quelque moteur de recherche, ne m’avait amené, plus vite que Mercure, à la page qui m’apporte une précision ou m’ouvre une piste que je n’attendais pas. Internet me permet de voyager beaucoup plus loin que ne m’y autorisent les documents officiels des jours de confinement. C’est mieux qu’un tapis magique. 

Dès que le confinement commença, je me plongeais dans les archives de la Haute-Vienne. Rapidement, surgirent des éléments que je ne n’avais pas. Je pus étudier la structure de la famille d’Antoine Ruben de La Vialle, ses projets et ses actes, ses interactions avec La France d’alors. De plus, grâce à la mise en ligne des Mémoires des sociétés savantes et des académies plus ou moins locales, je découvris que j’avais désormais accès, parfois depuis très peu de temps, à des écrits historiques rédigés par des abbés, des notaires, des professeurs, souvent à la fin du XIXᵉ siècle, qui avaient étudié la vie des saints du Limousin, celle des évêques que Pamiers, les conflits complexes entre Louis XIV et François de Caulet…. Des vies du XVIIᵉ siècle ressuscitaient pour moi grâce à ces savants oubliés, souvent méprisés, marginaux, mais dont les travaux permettent de lectures délicieuses et instructives. 

Je compris ainsi que deux oncles du signataire, Gabriel et Jacques Ruben, étaient des prédicateurs itinérants importants dans le cadre de la Contre-Réforme catholique. J’appris que Gabriel Ruben venait régulièrement à Toulouse et à Pamiers pour prêcher, qu’il se trouvait lié à un certain Barthélémy Amilia, chanoine, lui-même lié à l’évêque de Pamiers, fondateur d‘une sorte d’école de prédication populaire à Tarascon, près de Niaux… J’aperçus ainsi les liens entre les Ruben et ce que nous appelons l’Ariège. M’apparut l’écheveau des raisons qui avait mené Antoine Ruben de la Vialle à faire, peu après le Mariage espagnol, et juste avant d’être docteur, un peu de tourisme spéléologique à Niaux. 

Les archives font deviner les secrets des familles, par exemple par des affaires tordues d’héritage. Je vois se dessiner quelques problèmes du côté d’Antoine, dont la mère était morte très jeune, dont le père s’était remarié, et vers qui certains héritages n’arrivaient apparemment pas. Il y avait un mélange d’exil amer et d’ambition dans les études universitaires toulousaine de ce jeune homme, sans doute une rage dans son aventure au fond de Niaux, mais aussi une volonté d’habiter un de ses noms : Ruben de Lombre. Beaucoup de choses paraissent dans le clair-obscur que crée la lecture des vieux documents. 

Je passe mon confinement, pour une bonne part, au XVIIᵉ siècle dans la grotte de Niaux, proche et terriblement lointain de l’objet que j’étudie. J’approfondis mes connaissances sur le statut esthétique de ce que l’on appelle l’Art préhistorique. Je creuse la question de savoir comment on peut penser la relation, désormais nécessaire puisque jamais nous n’effacerons la signature et les peintures, entre ces deux traces, également patrimoniales, de l’activité humaine. J’interroge les penseurs de l’Art contemporain. Je médite sur l’histoire anthropologique de la signature grâce au livre de Béatrice Fraenkel. Je tente de fabriquer, aux carrefours de divers savoirs, et dans l’ombre, du savoir neuf. J’écris page à page des considérations plus ou moins savantes que la fin du confinement, peut-être, me permettra de publier. 

Mon travail est presque scandaleusement favorisé par le Covid 19, mais il me sauve aussi de l’angoisse, voire du désespoir, que crée jour après jour, le spectacle du monde. 

                                                               Yves Le Pestipon

                                                                30 avril 2020