Eloge de l’éloge de Jean de Pins par Yves Le Pestipon
ÉLOGE DE L’ÉLOGE DE JEAN DE PINS
Par M. Yves Le PESTIPON
Pour les éloges, toute académie est un lieu d’élection. On les y prononce. On les y écoute. On leur accorde l’attention, le temps, l’espace et la qualité de langue nécessaires à leur magnificence. Sous la Coupole, à Paris, les récipiendaires font l’éloge du défunt dont ils vont occuper le siège. À Toulouse, lorsque meurt un membre de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres, un de ses confrères le loue. Fontenelle, durant sa longue vie, a prononcé plus de soixante-dix éloges. D’Alembert a illustré le genre. Les revues des toutes les académies publient des éloges.
Le genre est ancien. Les cités, les églises, les armées, les universités, toutes sortes d’institutions suscitent, ont suscité, susciteront des éloges de leurs membres, de personnalités qu’elles décident d’honorer, de valeurs, de villes, ou de pays… Des individus ont fait des éloges paradoxaux, comme Erasme louant la Folie, ou Sganarelle louant le tabac, ou Francis Ponge composant une « ode inachevée à la boue »… Les Grecs, les Latins, les Provençaux, les Anglais, les Italiens, les Allemands, les Arabes, les Chinois, les Africains, les Suisses, on fait, font, et feront des éloges. Qu’on les nomme apologie, louange, panégyrique, dithyrambe, hymne, voire ode, ils relèvent du genre que les savants appellent encomiastique, et que l’Inspection générale des lettres, sans que nul ne la blâme, a constitué, pendant quelques années, en objet d’étude pour les classes des lycées.
Le mot «éloge» vient du grec qui associe au mot disant le discours un préfixe qui dit à la fois le bien et le bon. Un éloge est étymologiquement un discours bienveillant et un discours plaisant parce que bien dit. On ne dit pas de mal dans les éloges. On ne méprise pas. On ne calomnie pas. On ne se livre pas à une analyse critique. On ne s’abandonne pas non plus aux lâchetés de l’expression. On fait effort au bien dire comme à la grandeur.
L’éloge n’a pas bonne presse. Beaucoup lui reprochent, non sans raisons, de ne pas être inventif dans la langue, comme doit l’être la poésie, et de se satisfaire des recettes de la rhétorique. Qui ne s’est ennuyé en entendant des tours, des images, des citations, des accents pompeusement ressassés ? Surtout, ce genre paraît flatteur. Tout louangeur est suspect d’être un Renard visant quelque fromage, ou un peureux parlant afin de maintenir une institution et des valeurs, qu’il sait faibles, mais dont il croit dépendre. L’éloge nuirait au franc déploiement de la pensée. Il serait, parmi d’autres masques, un élément de la comédie humaine, qu’il conviendrait de satiriser, sans illusion, et d’éviter par morale et bon goût. Cette part emphatique de la littérature serait un des lieux et des moments de la soumission aux intrigues humaines.
À l’éloge souvent conservateur, notre époque préfère la critique. Elle lit et écoute plus volontiers les satires et les analyses que les compliments ou les apologies. Elle blâme l’encens des déclamateurs, mais vante le scalpel des moralistes. Dans l’ère du soupçon, où nous vivons, le louangeur fait un assez mauvais personnage.
Bien dire une belle suite d’actes, qui constituent une vie, ou un de ses moments, n’est pourtant pas une entreprise méprisable. Depuis longtemps, des hommes, en des sociétés diverses, dans de multiples occasions, heureuses ou malheureuses, s’y emploient. S’ils louent souvent par convention, ou par intérêt, et généralement platement, la vertu de l’éloge demeure sensible : cet exercice d’admiration est un acte cultivé de formulation de nos gran- deurs par la langue, qui est elle-même un signe, une mémoire et un moyen de l’aventure humaine.
L’éloge invite au grand. S’il n’ignore pas les bassesses et «le petit tas de secrets» qui caractérisent tout individu, il magnifie par la parole des exemples d’efforts pour vivre ce qui nous semble des valeurs. De ce point de vue, parce que nul ne prononce un éloge tout seul et pour soi, il relève d’un art politique : il fonde sa possibilité sur l’accord éthique de ses auditeurs. Il vit ainsi d‘une cohérence qu’il travaille à instituer. Il est une cause et un effet de la communauté.
On pourrait juger qu’il aveugle en ne considérant que la grandeur. Ce choix, cependant, n’est pas toujours moins lucide que l’abandon à la satire. L’admiration peut être un exercice vertigineux dans la conscience du néant. Elle exige une vertu qui se cultive parmi les rumeurs de la mélancolie. Loin d’être toujours naïve ou intéressée, elle peut valoir comme générosité dans le désastre. L’éloge est alors une liberté choisie contre la tyrannie des amertumes. Sa beauté accomplit une forme concertée d’humanité.
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Voici quelques années, place du Capitole, j’ai acheté un éloge à l’étal de monsieur Benoît, sympathique bouquiniste, disparu à l’automne 2012.
Le livre avait pour titre Mémoires pour servir à l’éloge historique de Jean de Pins, évêque de Rieux, célèbre par ses ambassades, avec un recueil de plusieurs de ses lettres au roi François 1er, à Madame Louise de Savoie, Mère de sa Majesté, et aux principaux Ministres d’Etat. Il était daté d’Avignon, chez Chabrier, Imprimeur-Libraire à la Place du Coq, 1748.
Le volume comportait 200 pages, proposait, avant la page de titre, une gravure de F. Baour, représentant Joannes Pinus, episcopus rivensis. À sa droite figurait l’inscription qui était autrefois placée « sous le buste de Jean de Pins dans la Galerie des Illustres Toulousains ».
Je ne savais rien de cet évêque sinon qu’une médiocre rue de Toulouse, où vivait un de mes amis, portait son nom. Je me souvenais qu’un «hôtel de Pins », rue du Languedoc, avait éclaté suite aux travaux du dix-neuvième siècle, et que plusieurs de ses morceaux avaient abouti rue Croix-Baragnon, dans l’hôtel Thomas. Je me promis d’aller examiner ces débris, mais pour l’heure, j’entrai au Capitole, en quête du buste, que je trouvai en haut du grand escalier, à l’écart des passages et peu mis en valeur. Je notai que Jean de Pins seul, parmi les Illustres, avait le nez cassé. Ce fait accrut mon désir de lire les Mémoires…
L’ouvrage, sans nom d’auteur, comporte un Avis au public, imprimé en italique, de sept pages. Cet Avis commence ainsi : « On ne sera pas surpris de voir paraître l’éloge de Jean de Pins, Évêque de Rieux, quand on saura ce qui y a donné occasion. Une célèbre Académie de Toulouse, forma il y a quelques années, le projet de faire les Éloges de tous les Hommes Illustres, dont les Bustes sont placés dans une des Galeries de l’Hôtel de Ville. Cette Compagnie ayant délibéré sur les moyens de parvenir à son but, se partagea le soin d’écrire la vie de ces Hommes Illustres, et de les faire revivre dans ses Éloges ». L’Avis raconte que l’on demanda à M. le Marquis de Pins de fournir toute la documentation nécessaire, ce qu’il fit, mais que l’Académie ayant perdu de vue son projet, une personne « rassembla à la hâte et sans art tous ces matériaux. Il (sic) aima mieux les présenter en cet état aux yeux des lecteurs que de les priver plus longtemps du fruit de tant de recherches, si précieuses pour la Ville de Toulouse et pour le Royaume ». L’auteur de l’Avis espère que le lecteur ne dédaignera pas cette légère ébauche, et qu’elle lui donnera une idée de ce que sera l’œuvre « lorsqu’une plume académique aura tracé le portrait achevé » de Jean de Pins. Il finit en soulignant que l’Éloge his- torique de Jean de Pins ne peut être indifférent à de « véritables savants, qui le regardent comme leur premier guide dans les routes de la belle littérature ».
Presque au milieu du siècle des Lumières, l’Académie de Toulouse eut donc le projet d’écrire un ensemble d’éloges sur des hommes que Lafaille — au XVIIe siècle — avait réunis en figures dans sa galerie des Illustres. Une personne assembla des matériaux pour un texte sur Jean de Pins. Elle les publia, mais aucune « plume académique » ne rédigea. La Révolution, puis les guerres de l’Empire ne furent guère propices à l’achèvement du projet. L’Académie l’oublia, mais un exemplaire des Mémoires pour servir à l’éloge historique fut conservé dans un collège toulousain, selon ce qu’on peut lire sur sa couverture. Il parvint enfin à monsieur Benoît, qui me le vendit, à moi qui suis membre de cette « illustre académie », donc interpellé par cet appel à œuvre.
Sur la page de titre, apparaît une inscription au crayon : « Et. Léonard Charron». Je pensais immédiatement à Charon, le nautonier des morts, à Pierre Charron, le moraliste ami de Montaigne, et surtout au charron travaillant à tout ce qui tourne… Je rêvais, puis je trouvais par internet qu’Etienne-Léonard Charron (1696-1765) était l’auteur de ces Mémoires, dont un exemplaire, mis en ligne, est conservé à la Bibliothèque universitaire de l’Arsenal. Il serait né à Montauban, serait mort à Toulouse, aurait été professeur jésuite, aurait attaqué en Parlement, en 1763, l’arrêt qui interdi- sait aux jésuites de porter l’habit de leur ordre, aurait peut-être publié, en 1741, quelques pièces de poésie en l’honneur de Monseigneur le Duc de Richelieu. Homme actif, cultivé, discret, Charron ne s’abandonnait pas à l’étalage de son nom sur la couverture d’un livre. Cette retenue me plaît, tout comme le probable déplacement de l’impression de Toulouse vers Avignon, terre d’Eglise, étrangère aux mêlées locales. Nul ne connaît à Avignon l’imprimeur-libraire «Chabrier», à la place du Coq. Charron l’a sans doute inventé. En lisant son livre, j’ai peut-être senti ses raisons.
À la fin de son Avis, ce jésuite des Lumières souligne que le public ne peut qu’agréer «ce simple précis de la vie d’un homme né dans le dernier siècle d’ignorance, destiné par la Providence à dissiper les ténèbres encore répandues dans sa patrie, à jeter les fondements de l‘empire des lettres, qui a été depuis ce temps si florissant en France ». Jean de Pins s’inscrirait dans un plan divin, visant à accroître la présence du savoir vérifiable en France. Si Charron presse l’Académie de le louer en termes dignes, c’est qu’il croit aux vertus du style, à l’apport que les savants font à la France, mais surtout à la valeur exemplaire de cet homme d’Église, qui fut, au début de la Renaissance, un évêque remarquable et un lettré efficace en politique internationale.
Contre les obscurantistes et les athées, Jean de Pins incarnait une pensée, dont le jésuite Charron espérait que l’Académie de Toulouse l’illustrerait. Comme il craignait sans doute d’impliquer un libraire toulousain dans un éloge politique, et comme Avignon était un haut lieu de publications contrefaites, et donc souvent libres, il publia en apparence son œuvre dans cette ville. Il pouvait ainsi espérer contribuer à guider, en toute discrétion, « sur les routes de la belle littérature ».
« Jean de Pins, Évêque de Rieux, Abbé commendataire de l’Abbaye de Moissac, Conseiller-Clerc au Parlement de Toulouse, Sénateur de Milan, Ambassadeur à Venise, et enfin à Rome, était issu d’une Maison du Languedoc des plus distinguées par l’ancienneté, l’éclat, et les alliances »…
«Il est différentes routes pour parvenir à l’immortalité. Jean de Pins, rempli d’une noble ambition, animé par l’exemple de ses frères, qui suivaient les glorieuses races de leurs Ancêtres, voulut se signaler, à son tour ; mais par une autre voie. Elle est d’autant plus honorable pour lui, qu’elle aurait paru impraticable à tout autre, dans le siècle qui le vit naître, comme un Astre bienfaisant, qui devait éclairer les Peuples, les Rois, et l’Eglise ».
Voilà les premières lignes et un des premiers paragraphes des Mémoires pour servir… La phrase de Charron s’annonce ample, avec des accumula- tions, des rythmes ternaires, des maximes, des comparaisons nobles, un refus manifeste de tout relâchement dans la langue. Charron se montrait l’égal de la « plume académique » dont il désirait qu’elle rédigeât l’éloge. Voulait- il prouver qu’il était digne d’être académicien ? Il écrivait, en tout cas, à hauteur d’éloges, et ses Mémoires pour servir se présentaient comme un splendide discours historique. Le chantier de l’œuvre était déjà une œuvre. Charron a voulu pratiquer les vertus qu’il attribue à l’Académie de Toulouse et qu’illustra en son temps Jean de Pins.
Cet homme, né en 1470, était le troisième fils de Gaillard de Pins et de Clairmande de Saman, qui disparurent alors qu‘il était enfant. Son frère Barthélémy le fit élever avec soin. Il lui fit entreprendre de fortes études à Toulouse, puis à Poitiers, puis à Paris. «Il n’épargna rien de tout ce qui pouvait perfectionner ses rares talents et les qualités éminentes, qui semblaient annoncer la haute destinée de ce jeune Seigneur. Si le Chef de la Maison de Pins n’avait eu la générosité et tous les sentiments héréditaires dans sa famille, de quel trésor n’aurait-il pas privé la France et la Religion » ?
L’auteur des Mémoires, lui-même professeur, croit à l‘éducation. Il poursuit la tradition d’un Erasme ou d’un Rabelais, qui critiquaient les insuffi- sances d’une formation strictement militaire ou religieuse et louaient les vertus d’un enseignement humaniste, combinant la diversité des maîtres, des livres, et des lieux. Il souligne ainsi que Jean de Pins se forma à Bologne, auprès de Philippe Béroalde l’Ancien qui enseignait dans cette ville « avec beaucoup d’applaudissement ». Avec ce maître renommé pour ses édi- tions et ses commentaires d’auteurs anciens, il se forma excellemment au latin, et il reçut avec plusieurs de ses confrères un vaste savoir juridique, si bien qu’il «mérite bien qu’on lui applique ce qu’il dit lui-même dans l‘Éloge de Béroalde, son Maître, qui était lui seul une bibliothèque vivante ».
Devenu membre de l’Église, Jean de Pins regagna la France en 1497, où il régla généreusement avec son frère les questions relatives à la succession de leurs parents, puis il revint à Bologne, où le rappela «le goût décidé et dominant des arts et des sciences». Pendant cinq années, il y travailla à s’instruire et à écrire. II publia ainsi, en 1502, une préface sur les productions de Codrus, humaniste, poète, qui s’appelait en réalité Antonio Urceo, et qui enseignait le grec. Il publia surtout, en 1505, la Vie de Philippe Béroalde l’ancien, son maître, qu’il dédia à son ami Jean-Etienne de Poncher, évêque de Paris, puis en 1507, La Vie de Sainte Catherine de Sienne, qu’il dédia à Louis d’Amboise, évêque d’Albi. Il aima écrire les Vies de grands intellectuels, lettrés, chrétiens. S’il prolongeait ainsi une tradition antique, qu’illustra Plutarque, il montrait surtout comment une pensée peut s’incarner dans une existence. Il louait des individus qui ont su penser en action et agir en penseurs.
Etienne Charron veut imiter l’homme qu’il loue : en plein siècle des Lumières, sa Vie de Jean de Pins suggère un accord possible entre la figure agis- sante de l’humaniste chrétien, emblématique de la Renaissance, et la figure agissante du philosophe, qu’il ne peut approuver, mais qu’il ne dénonce pas. Il fait de l’histoire un moyen pour réfléchir à l’avenir, en se proposant comme un guide dans la tradition d’un guide qui a lui-même loué d’admirables guides, qui peuvent être des hommes tels que Codrus et Béroalde, ou des femmes telles que Catherine de Sienne. Il montre que Jean de Pins, comme eux, et peut-être comme lui, appartenait à la communauté des savants de son temps. Son éloge est donc un éloge de la communauté des esprits cultivés. L’heureuse intelligence n’est pas solitaire.
Le mérite de Jean de Pins ne tarde pas à être reconnu. Après son retour à Toulouse, en 1508, Louis XII le nomme « conseiller-clerc » au Parlement du Languedoc, «qui était alors comme il le fut depuis l’École des plus grands Magistrats et des premiers hommes d’État. Ce fut la récompense de son seul mérite. Les charges n’étaient pas encore vénales »… « Les grands talents n’ont pas besoin de beaucoup de temps pour se déployer dans toute leur éten- due. Il ne fallut que quatre années à Jean de Pins pour acquérir la réputation de grand magistrat aux yeux de la Compagnie la plus éclairée et pour faire concevoir de lui les plus hautes espérances à François 1er. Antoine Duprat, son chancelier, qui avait empli les fonctions d’Avocat-général dans la même Cour souveraine, et qui avait vu de près tous les riches trésors que renfermait un si grand sujet, proposa à ce Prince de l’approcher de sa personne ».
Charron prend soin de déployer les raisons de l’ascension de Jean de Pins vers les hautes charges de l’Etat. Elles tiennent, selon lui, à son mérite, à la valeur des princes de son temps, à leur connaissance des qualités de leurs sujets, à l’existence d’administrateurs efficaces et loyaux comme Antoine Duprat. Se devinent alors une nostalgie et l’esquisse d’un programme politique. Charron rêve de transparence dans les carrières, de reconnaissance précise des talents, d’un élitisme quasi républicain, qui vient contraster avec les sombres manœuvres de Cour telles que Voltaire les représente, par exemple, dans L’Ingénu. L’ascension de Jean de Pins est, pour lui, un modèle à méditer. Sans doute attend-il lui-même une reconnaissance de l’institution académique, mais il ne le montre pas. Il propose discrètement un exemple historique de ce qui devrait pouvoir advenir encore, selon lui, sur « les routes de la belle Littérature ».
Antoine Duprat, qui fut avocat du roi au Parlement de Toulouse, fut chargé par Louise de Savoie d’éduquer le futur François 1er..
Quelques années plus tard, dès le couronnement, il fut appelé aux plus hautes fonctions. En 1515 — l’année de Marignan, — il partit en tant que principal ministre et chancelier de France. Jean de Pins l’accompagna, et fut nommé sénateur de Milan. François 1er lui confia, en collaboration avec Guillaume de Bonnivet, les négociations en vue du Concordat de Bologne, qui a réglé jusqu’en 1790 les relations entre la papauté et la monarchie fran- çaise. «Jean de Pins justifia pleinement aux yeux du Roi l’idée avantageuse qu’avait donnée de lui à sa Majesté le premier Ministre. On vit bien que l’ancienne amitié qui unissait Antoine Duprat avec Jean de Pins, ne pouvait rendre suspect le témoignage du premier en faveur du second. Heureux les Ministres qui ne choisissent que des amis propres à faire honneur à leur amitié, et à soutenir partout avec distinction la gloire de leur Maître commun ! Plein de l’idée du Sénateur de Milan, et témoin de ses premiers succès dans l’art des Négociations, François 1er le déroba bientôt aux Milanais, pour l’envoyer à Venise en qualité de son Ambassadeur, dans les circonstances les plus difficiles et les plus honorables. Jean de Pins va paraître seul sur le même Théâtre où le Roi avait produit avant son départ pour la France, lespremiers princes de son sang, pour calmer les alarmes des Vénitiens ».
Le jésuite toulousain, classiquement, représente la politique internationale comme un théâtre où son personnage joue un grand rôle parmi des intérêts opposés. «Avec quelle admiration voyait-on le fameux Jean de Pins, qui d’une main remue tous les efforts de la politique la plus profonde, pour parer les coups de tant de puissances conjurées contre La France, et de l’autre traçait des amusements salutaires pour les enfants d’Antoine Duprat, son an- cien ami ». Ce personnage rédige en effet un « espèce de roman Allobrogicae narrationis libellus, partagé en deux livres» dont «les situations sont si in- téressantes, le dénouement si heureux qu’il ferait honneur aux plus grands maîtres de l’Art dans le Siècle le plus éclairé». Dans le grand théâtre du monde, en Italie, en 1516, au milieu des troubles et des guerres, Jean de Pins écrit un roman d’éducation pour les enfants de son ami. En 1517, il publie une Vie de Saint Roch, cet homme originaire du sud de la France, comme lui, et dont le corps est vénéré à Venise. Charron loue l’habileté politique de ce livre d’ambassadeur. Il rappelle que « rien n’est plus propre à resserrer les nœuds entre les peuples alliés qu’un motif de piété et de religion ». L’écriture est pour son personnage, comme pour lui, un moyen de faire heureusement de la politique et de penser sa vie.
Quand Jean de Pins publie en 1517 un De vita aulica libellus, il mêle encore son expérience à sa volonté d’instruire. Selon Charron, qui n’a pas su trouver cet ouvrage, il «a mérité les Éloges des plus célèbres Auteurs». C’est un Traité de la Vie de la Cour. Personne ne pouvait mieux réussir sur une matière si délicate, que ce grand homme, qui par sa Naissance et par ses Emplois, avait été engagé à respirer l’air des premières Cours de l’Europe. Il y était entré avec un grand fond de génie, excellemment cultivé par les beaux-arts, et naturellement susceptible des réflexions les plus intéressantes. Qui pouvait donc mieux tracer un fidèle portrait de la Cour, en découvrir les pièges cachés, et en faire connaître plus exactement tous les ressorts, que les différentes passions mettent en œuvre sur ce théâtre, où la fortune se joue si souvent des vœux et des projets des hommes ? C’est là ce qui fait déplorer le malheur qu’on a eu de ne pouvoir encore déterrer un monument si précieux de la gloire de Jean de Pins, qui fait l’objet des recherches de tous les curieux, quoique ce Livre ait été imprimé à Toulouse, Patrie de l’Auteur, on n’en trouve plus d’exemplaire ». Pierre Bayard, en 2007, a publié un livre intitulé Comment parler des livres que l’on n‘a pas lus ? Charron, dès le milieu du XVIIIe siècle, parle supérieurement d’un livre qu’il n’a pas lu
Après ces considérations, il produit une lettre à Louise de Savoie, mère du Roi : Jean de Pins y dit ses premières impressions quand il arrive à Rome en qualité d’ambassadeur. Charron cite ensuite plusieurs lettres à François 1er car il veut créer le sentiment que son héros sait tout, voit tout : « De la Capitale du Monde, comme d’un centre où il était l’âme de tout, il répandait ses lumières sur les contrées les plus éloignées, comme sur les plus proches ». En brisant un moment son discours par des lettres, le jésuite toulousain donne à son éloge vivacité et force de vérité immédiate. Il met en contact son lecteur avec la parole énergique et savante de Jean de Pins.
Cette parole ne détourna pas François 1er des chemins de la guerre, qui le conduisirent, en février 1525, à la défaite de Pavie : « Que peut toute la prudence humaine contre les Décrets de la Providence, qui voulait humilier devant Pavie le Héros de Marignan, et apprendre à tous les Princes dans sa personne, que la victoire ne couronne pas toujours les plus grands prodiges de valeur » ? Charron attribue la défaite à l’amiral de Bonnivet, qui aurait gagné en influence, dès le retour de Jean de Pins vers la France en 1524. Cet homme, qui eut « le bonheur d’être le témoin de la première victoire de François 1er n’eut pas le chagrin de l’être de sa défaite».
En quittant Rome, il emporta la bibliothèque immense qu’il avait réu- nie au cours de ses ambassades. Ces «savantes dépouilles de l’Italie», il les déposa à Fontainebleau, où il contribua à former «une Bibliothèque digne de cette Maison Royale et du Monarque qui l’habitait», tandis que l’Amiral de Bonnivet excitait le roi à la guerre. Charron propose la double image du bon et du mauvais conseiller. Il suggère un heureux programme d’accord politique entre la pensée cultivée et la volonté d’agir, qui devrait convenir aux membres de l’Académie de Toulouse.
François 1er avait nommé Jean de Pins évêque de Rieux. «Rendu aux désirs empressés de ses ouailles et à lui-même », dès la fin de 1523, le nouveau prélat « commença à signaler son zèle». Il ne s’attacha plus qu’aux «pénibles fonctions de l’épiscopat». Nulle amertume. Nulle ambition mani- feste en politique extérieure ou intérieure. « L’Évêque de Rieux, livré tout entier aux besoins de son Église, paraît aussi grand aux yeux de la Religion, qu’il l’avait paru aux yeux de l’Europe, quand il était chargé à Venise et à Rome au maniement des plus importantes négociations. Le vrai Savant, le Héros chrétien ne trouve rien au dessous de lui. Tout lui paraît précieux, dès qu’il est dicté par la loi du devoir». En parfait moraliste, Charron tire de la vie de son personnage des matériaux pour d’amples méditations. Il passe heureusement les limites que lui assignait le titre de on ouvrage, Mémoire pour servir à l’éloge historique de Jean de Pins. Il ne se satisfait pas du travail de l’historien qui rassemble des matériaux et les ordonne pour rendre lisible un parcours. Il veille en prédicateur, en philosophe, en écrivain, à illustrer une pensée. Tout lui paraît précieux pour ouvrir au grand l’esprit de ses lecteurs.
Charron ne détaille pas la chronologie de l’épiscopat de Jean de Pins à Rieux. Il évoque son zèle et souligne combien il répondait aux vœux des «plus savants Personnages». Pas un mot des suspicions que lui valut une lettre d’Erasme lui demandant un exemplaire de Flavius Josèphe. Pas un mot non plus de son amitié pour Etienne Dolet, qui étudia à l’Université de Toulouse, et qui le comparait, dans une lettre, à Bembo. Cette amitié permit à Dolet de n’être qu’expulsé de Toulouse, en 1523, quand son agitation aurait pu lui valoir plus grave peine. Charron évite de parler de ce personnage, sans doute suspect d’hérésie à ses yeux. Il en reste à des généralités qui ne peuvent pas choquer ses lecteurs. Il insiste sur la grandeur et l’émotion des obsèques de Jean de Pins en 1537 : « Un torrent de larmes fut son plus bel éloge. En est-il de plus digne d’un bon Pasteur » ?
Il propose alors plusieurs éloges funèbres de Jean des Pins. Il leur adjoint un « Catalogue de ses livres et autres ouvrages » et un chant en latin, que Jean de Pins dédie à son livre sur Catherine de Sienne : Ad libellum suum, in quo Divae Catherinae senensis Vitam narrat, Joannis Pini Tolosani carmen. Il propose enfin des lettres qui donnent idée de l’activité de Jean de Pins comme ambassadeur.
Le lecteur dispose de Mémoires pour servir à un éloge historique. Il apprend d’abord l’essentiel de la Vie du grand homme. Il possède ensuite, grâce au dossier final, un ensemble de documents quant à ses opinions et à son style. Il ne lui reste plus qu’à écrire.
Cette œuvre qui ouvre à une autre me paraît un moderne « work in progress». C’est un appel au texte par un texte, une invite à la collaboration des esprits à travers les siècles. Il me semble que Charron, un peu comme Charon, fait traverser à Jean de Pins le fleuve de l’oubli. Il permet aussi à la parole de tourner, en passant de l’humaniste de la Renaissance aux académiciens des Lumières, puis à moi, qui ai reçu son livre, place du Capitole, grâce à Monsieur Benoît, aujourd’hui disparu.
Ce passage me donne un désir de mémoire et d’admiration. Il m’a appelé à dire devant l’Académie, dans le salon rouge de l’hôtel d’Assézat, le 8 novembre 2012, mon histoire avec cette histoire, qui est tissée de l’Histoire.
En ces Mémoires publiés à l’automne 2013, je ne fais pas l’éloge que Charron appelait de ses vœux, car je ne suis pas la «plume académique» qu’il souhaitait : loin d’être un homme des Lumières vivant chrétiennement au temps de Voltaire, de Diderot, ou de Montesquieu, je vis avec des académiciens qui téléphonent, twittent, méditent sur les nanoparticules, débattent de géocroiseurs, connaissent l’art africain ou Auschwitz. Ils n’es- pèrent plus dans les Rois. Ils ne pensent plus que l’humanisme chrétien de la Renaissance, même revu et enrichi par la langue des Lumières, guidera seul la France. Ils demeurent cependant à l’écoute des traditions, les cultivent, et vivent en Toulousains dans la mémoire des hommes qui ont illustré leur ville. Ils croient à la valeur des inscriptions dont ils ont la garde. Ils aiment maintenir par des textes la force de l’esprit humain, dont Jean de Pins, à travers l’Histoire, et malgré les hasards qui ont fait éclater son hôtel de la rue du Languedoc, brisé son nez au Capitole, ou métamorphosé l’Europe, demeure un exemple trop méconnu.
C’est pourquoi, à la fin de mon discours, je me suis engagé à créer sa page Wikipédia. On peut désormais la consulter en ligne, sur toute la Terre, et pour une durée dont je n’ai aucune idée. Si elle n’est pas l’éloge dont rêvait Charron au XVIIIe siècle, elle est un acte de l’Académie de Toulouse qui fait écho à son ouvrage. Je lui souhaite, en français, comme Jean de Pins l’avait souhaité en latin à son petit livre sur Catherine de Sienne, de s’aventurer longtemps par le monde.
Discussion
Dans la discussion sont intervenus : MM. Henri COUSSE, Michel- Joseph DURAND, Pierre LILE, Mme Andrée MANSAU, MM. Henri REME, Georges SOUBEILLE.